Gérard Grisey (1946-1998)

Quatre chants pour franchir le seuil (1996 -1998)

pour voix de soprano et quinze instruments

  • Informations générales
    • Date de composition : 1996 - 1998
    • Durée : 40 mn
    • Éditeur : Ricordi, nº R. 2862
Effectif détaillé
  • soliste : soprano solo
  • flûte (aussi flûte piccolo, flûte alto), clarinette basse (aussi clarinette), clarinette basse (aussi clarinette contrebasse), saxophone ténor (aussi saxophone alto, saxophone soprano), saxophone ténor (aussi saxophone baryton), trompette (aussi trompette piccolo), 2 tubas basse (aussi 1 tuba [ténor] ), 3 percussionnistes, harpe, violon, violoncelle, contrebasse

Information sur la création

  • Date : 3 février 1999
    Lieu :

    Royaume-Uni, Londres


    Interprètes :

    Valdine Anderson : soprano et le London Sinfonietta, direction : George Benjamin.

Note de programme

J’ai conçu les Quatre chants pour franchir le seuil comme une méditation musicale sur la mort en quatre volets : la mort de l’ange, la mort de la civilisation, la mort de la voix et la mort de l’humanité. Les quatre mouvements sont séparés par de courts interludes, poussières sonores inconsistantes, destinés à maintenir un niveau de tension légèrement supérieur au silence poli mais relâché qui règne dans les salles de concert entre la fin d’un mouvement et le début du suivant. Les textes choisis appartiennent à quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque, mésopotamienne) et ont en commun un discours fragmentaire sur l’inéluctable de la mort. Le choix de la formation a été dicté par l’exigence musicale d’opposer à la légèreté de la voix de soprano une masse grave, lourde et cependant somptueuse et colorée.

1 – La mort de l'ange

D’après Les heures de la nuit de Christian Guez-Ricord.

J’ai connu Christian Guez-Ricord à la Villa Médicis de 1972 à 1974 et nous avons maintes fois évoqué un possible travail commun. Puis nos chemins ont divergé et mes recherches m’ont éloigné pour un temps de la musique vocale. Sa mort, survenue en 1988 au terme d’une vie tragique, me bouleversa. Plus encore ces quelques vers, comme l’apogée silencieuse d’une œuvre dense, mystique, lourde d’images judéo-chrétiennes, presque médiévale dans sa quête incessante du Graal. La mort de l’ange est en effet la plus horrible de toutes car il y faut faire le deuil de nos rêves. Dans son minimalisme, cette page calme et parfaitement structurée a induite dans ses proportions les structures temporelles de ce mouvement. Mieux encore, ces structures resteront en filigrane dans les deux mouvements suivants des Quatres Chants. On notera le temps en trop de la structure métrique, ce léger débordement et surtout cette fatale erreur syntaxique qui signe l’arrêt de mort du poème et du poète.

2 – La mort de la civilisation

D’après les Sarcophages égyptiens du Moyen Empire.

Ma fréquentation de la civilisation égyptienne est telle que je lui ai déjà consacré trois pièces dont Jour, Contre-Jour, lointain écho de la lecture du Livre des Morts.

À la lecture de ce long catalogue archéologique des fragments hiéroglyphiques retrouvés sur les parois des sarcophages ou sur des bandelettes des momies, j’ai éprouvé instantanément le désir de composer cette lente litanie. La musique se veut diatonique, quoique truffée de micro-intervalles et les hauteurs des accords proviennent des « déchets » du premier mouvement.

3 – La mort de la voix

D’après Erinna.

Lointaine poétesse grecque du VIe siècle avant notre ère dont on ne sait presque rien, Erinna nous a laissé ces deux vers. Le vide, l’écho, la voix, l’ombre des sons et le silence sont si familiers au musicien que je suis que ces deux vers me semblaient attendre une traduction musicale. Tant de siècles n’auraient-ils donc rien changé à nos deuils ?

4 – La mort de l'humanité

D’après L’Épopée de Gilgamesh.

Dans L’Épopée de Gilgamesh, l’immortel Utanapistî raconte au héros le « secret des Dieux » : le déluge. Comme Noé dans la Bible, il est sauvé du cataclysme dont il est dit que les Dieux eux-mêmes en furent épouvantés. La Grande Déesse Mère hurle comme une parturiente et la musique se substitue à la lecture du désastre tandis que la voix apparaît dans les interstices du fracas. Bourrasque, pluie battante, ouragan, déluge, tempête, hécatombe, ces éléments donnent lieu à une grande polyphonie où chaque couche suit une trajectoire temporelle qui lui est propre. Presque comme un cinquième chant, à nouveau « diatonique », la tendre berceuse qui scelle le cycle n’est pas destinée à l’endormissement mais au réveil. Musique de l’aube d’une humanité enfin débarassée du cauchemar. J’ose espérer que cette berceuse ne sera pas de celles que nous chanterons demain aux premiers clônes humains lorsqu’il faudra leur révéler l’insoutenable violence génétique et psychologique qui leur a été faite par une humanité désespérément en quête de tabous fondateurs.

Gérard Grisey.