Luigi Nono (1924-1990)

Caminantes... Ayacucho (1986 -1987)

pour contralto, flûte basse, orgue, deux chœurs, orchestre en trois groupes et électronique

œuvre électronique

  • Informations générales
    • Date de composition : 1986 - 1987
    • Durée : 42 mn
    • Éditeur : Ricordi, Milan
    • Cycle : Caminantes III
    • Livret (détail, auteur) :

      Giordano Bruno

Effectif détaillé
  • solistes : mezzo-soprano solo, flûte basse, orgue
  • chœur mixte(3 soprano, 3 contralto, 3 ténor, 3 basse), chœur mixte(10 soprano, 10 contralto, 10 ténor, 10 basse)
  • 4 flûtes, 4 clarinettes, 8 cors, 4 trompettes, tuba, percussionniste, timbales, 2 harpes, 5 violons, 5 violons II, 5 altos, 5 violoncelles, 5 contrebasses

Information sur la création

  • Date : 25 avril 1987
    Lieu :

    Allemagne, Munich


    Interprètes :

    Susanne Otto : mezzo-alto, Roberto Fabbriciani : flûte, chœur de solistes de l'Institut für Neue Musik an der Musikhoschule Freiburg, André Richard, direction, membres du chœur de la Radio bavaroise, Orchestre philharmonique de Munich, direction : Djansug Kakhidze.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Experimentalstudio der Heinrich-Strobel Stiftung, Luigi Nono : régie son.
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Note de programme

Les chemins de l'utopie et du rêve

Les trois dernières œuvres de Luigi Nono, Caminantes... Ayacucho (achevé en janvier 1987), No hay caminos, hay que caminar... Andrej Tarkovskij (composé dans le courant de la même année) et « Hay que caminar », soñando (1989) forment un triptyque. Leur titre fait en effet référence à la même phrase, apparue sans doute au compositeur comme une illumination lorsqu'il la vit inscrite sur le mur d'un cloître de Tolède : « Caminantes, no hay caminos, hay que caminar » (« Vous qui marchez, il n'y a pas de chemins, il n'y a qu'à marcher ») : une invite, en l'absence de pistes avérées et sûres, à refuser les dogmes et les parcours préétablis pour s'ouvrir à l'utopie, à la recherche incessante, celle du wanderer ou de Prométhée. « C'est le Wanderer de Nietzsche, de la quête perpétuelle, du Prométhée de Cacciari. C'est la mer sur laquelle on va en inventant et en découvrant sa route », disait Nono en 1987 à propos de cette inscription, tout en annonçant son projet de triptyque.

On retrouve dans les trois œuvres certains traits significatifs de la pensée du compositeur dans les années 80 : tendance de plus en plus marquée à une intériorisation inquiète, à une progression fragmentaire, à une interrogation constante, à des étonnements sans réponses, à une tension visionnaire orientée vers une dimension toujours plus essentielle. Nono travaille sur le son et l'espace, pour une réévaluation radicale des relations possibles entre ces deux dimensions.

Caminantes... Ayacucho (« zone du Pérou en constante révolte », selon Nono) s'appuie sur un texte de Giordano Bruno. Ce choix n'a rien de surprenant : Nono a plusieurs fois manifesté son intérêt pour la pensée du philosophe italien ainsi que ses théories sur l'infini et sur la pluralité des mondes. Comme dans Prometeo, le compositeur fait appel à un vaste ensemble instrumental, dont la disposition dans l'espace n'a rien de traditionnel. Les instruments à cordes sont accordées selon un système de microintervalles. La technique de l'archet est totalement réinventée de façon à produire les plus infimes nuances. Riche d'irisations successives, d'une épaisseur et d'une intensité sans cesse variées, le tissu sonore oui en résulte évoque l'image presque littérale d'espaces infinis et de mondes inconnus.

Après 1980, Nono s'est souvent servi des moyens que lui offrait le Studio expérimental de Fribourg pour des traitements électroniques en temps réel. Il le fait une fois encore. Il attend essentiellement des techniques numériques qu'elles transforment ou intensifient certains sons, qu'elles articulent et modifient l'espace. Ainsi les deux voix solistes (flûte basse et contralto) forment dans Caminantes... Ayacucho une sorte d'« île ».

Le pianissimo murmuré dans le micro que Nono demande à la chanteuse dès sa première intervention n'est audible que grâce au dispositif. De même pour l'écriture très délicate de la flûte basse, avec ses harmoniques, ses glissements, ses légers sifflements. Le texte de Giordano Bruno n'est utilisé que par fragments et comme enchâssé dans la musique en fonction des stimuli qu'il a suscités chez le compositeur. Les voix s'emparent des syllabes latines pour les projeter dans un espace sonore où elles restent comme « suspendues ».

Depuis l'époque du Chant suspendu (Il canto sospeso, 1956), Nono n'a cessé de revendiquer une conception de la relation au texte qui échappe à la contrainte très restrictive du « faire comprendre les mots ». La « suspension » est par ailleurs une clé de son univers sensible et mental. « C'est un sentiment qui continue à m'obséder, déclare-t-il en 1987. La suspension de, pour ou à travers quelque chose. Un classique Augenblick rilkien (1) qui dérive, anticipe, rêve. » (1) Augenblick — « l'instant », en allemand — désigne chez Rainer Maria Rilke le déclic qui préside à l'impression d'absence, à l'idée de disparition et de mort.

D'après Paolo Petazzi, programme du Festival d'automne à Paris, 1999.