Alessandro Melchiorre (1951)

Le Città Invisibili (1994)

pour deux ensembles et électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1994
    • Durée : 23 mn
    • Éditeur : Ricordi, Milan
    • Commande : Ircam-Centre Pompidou
Effectif détaillé
  • 1 flûte (aussi 1 flûte alto), 1 hautbois (aussi 1 cor anglais), 1 clarinette, 1 basson, 1 cor, 1 trompette, 1 trombone, 1 tuba, 3 percussionnistes, 2 claviers électroniques/MIDI/synthétiseurs, 1 piano, 2 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse

Information sur la création

  • Date : 30 avril 1994
    Lieu :

    Paris, Centre Georges-Pompidou


    Interprètes :

    l'Ensemble intercontemporain, direction : David Robertson.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : réalisée à l'Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Eric Daubresse
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Note de programme

Le temps constitue la complexité spécifique de la musique contemporaine. Il ne s'agit pas seulement de la complexité des phénomènes rythmiques ou métriques, mais évidemment du temps musical auquel la musique donne vie, que la musique forme : la musique comme forme possible du temps.

Il convient de redéfinir des tensions, soit au niveau de la forme, soit au niveau du matériau. La réflexion sur l'harmonicité/inharmonicité me semble particulièrement utile et féconde, elle me semble à même de définir un concept de « consonance/ dissonance » qui soit en phase avec son temps et qui ne soit pas limité aux seuls champs des hauteurs ou des timbres, mais étendu à tous les éléments de la composition. Ce couple dialectique serait donc en mesure d'engendrer d'autres polarités particulièrement intéressantes : continuité/ discontinuité, local/global, linéaire/non linéaire, périodique/ non périodique, ordonné/chaotique...

Alessandro Melchiorre, Les Cahiers de l'Ircam n° 4, 1993.

Après les vers du poète américain John Ashbery dans Fables, that time invents (1986), pour flûte, clarinette, percussion, piano, alto, contrebasse, Les villes invisibles d'Italo Calvino fondent littérairement une « géographie sonore fantastique de la mémoire ».

Le dialogue entre Marco Polo et Kublai Khan, le catalogue, le réseau et la cartographie de villes contées et imaginaires, sur les traces du dit des Mille et une Nuits, la topologie d'une surface visitée qui se fait Temps – « non pas le Temps qui devient Espace, mais la Temporalisation de l'Espace, l'Espace qui se fait Temps », écrit Melchiorre, contre le projet wagnérien de Parsifal –, les multiples descriptions de la réalité unique du labyrinthe vénitien que reconnaît Calvino, trouvent dans la physique de Prigogine ou la philosophie de Benjamin, les fondements d'un art musical du réel et du virtuel, de la mémoire et de l'oubli, de la durée et de l'instant, de l'anamnèse et de la création : « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place », conclut Marco Polo.

Ainsi l'ange de Benjamin : « Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. » Ainsi les villes, leur connaissance, leur perception directe s'éloignant. Ainsi la cartographie suffisamment distante pour ne pas reproduire son modèle. Ainsi le son et son intériorité.

Dans le chapitre II, 4, intitulé Les villes et le désir, Foedora, – ville au centre de laquelle « il y a un palais de métal avec une boule de verre dans chaque salle. Si l'on regarde dans ces boules, on y voit chaque fois une ville bleue qui est la maquette d'une autre Foedora » –, suggère un tissu de potentialités non réalisées, virtuelles. Les deux ensembles déterminés par la forme, le « concertino » – flûte, clarinette, alto et piano où le dialogue soliste des instruments à vent se trouve soutenu par le continuo –, représentation des dialogues entre Marco Polo et Kublai Khan, et l'ensemble plus important qui figure les villes, et l'électronique initiale, agrandissement des possibilités sonores du monde instrumental et ligature d'événements passés en devenir, dialoguent à travers deux parties asymétriques dont les entrelacs et les déliements, l'édification architecturale puis la destruction formelle perturbent un développement linéaire dans la flèche double de son temps, dans la discontinuité de ses ruptures, dans une forme qui s'unifie en son centre. Et le mystérieux labyrinthe de Borges s'oppose au problème, au sens étymologique, de Calvino, à la quête d'une échappée.

Laurent Feneyrou.

Le temps est concret, il n'existe pas sans événements, sans objets musicaux. La différence dans l'attitude envers l'objet est alors semblable à celle qui se dessine dans les propos de Prigogine sur le flocon de neige : « Si un flocon est constitué de cristaux très réguliers, sphériques, nous pouvons en déduire qu'il s'est formé près de l'équilibre. Si, au contraire, ses cristaux présentent une structure aux ramifications très développées, il s'est formé loin de l'équilibre : la croissance a été très rapide, les molécules n'ont pas eu le temps de se répartir de façon régulière sur la surface. A l'étude des cristaux idéaux se substitue aujourd'hui celle des cristaux concrets, chacun d'eux constituant du fait de sa structure particulière (défaut, dislocations...) une mémoire du chemin parcouru à partir de sa formation. Des propriétés électriques, magnétiques, mécaniques ou optiques nouvelles peuvent être ainsi créées qui ne renvoient pas à une définition générale du matériau, mais à son histoire. » Les objets ne sont plus abstraits, idéaux, déduits de l'interaction de catégories générales, mais comprennent déjà en eux-mêmes une dimension temporelle, une mémoire, une histoire, un « temps interne ».

Alessandro Melchiorre, Les Cahiers de l'Ircam n° 4, 1993.