mise à jour le 7 octobre 2014
© Jacqueline Salmon

Gilbert Amy

Compositeur et chef d'orchestre français né le 29 août 1936 à Paris.

Après avoir obtenu, à la fin de ses études secondaires, le Premier prix au Concours général de philosophie, Gilbert Amy décide de se consacrer à la musique. Il entre au Conservatoire de Paris où il est l’élève de Simone Plé-Caussade, Henriette Puig-Roget, Darius Milhaud et Olivier Messiaen.

Quelques années plus tard, il fait la connaissance de Pierre Boulez qui lui commande Mouvements, pour une création au Domaine musical en 1958. Dès lors ses œuvres seront exécutées dans tous les hauts lieux de la création musicale : Donaueschingen, Darmstadt, Venise, Royan, Berlin, Varsovie…

En 1967, il succède à Pierre Boulez à la direction des concerts du Domaine musical jusqu’à la fin des activités de l’ensemble, en 1974.

Parallèlement, Gilbert Amy mène une carrière de chef d’orchestre en France et à l’étranger, dirigeant un répertoire très étendu. Citons, parmi ceux qu’il dirige, les orchestres de Paris,  du national de France, de l’Opéra de Paris, de la BBC, de la radio de Hambourg, de la radio Bavaroise, de Chicago ou celui de la Suisse romande.

En 1976, Gilbert Amy fonde le Nouvel orchestre philharmonique de Radio-France, dont il sera le premier chef et le directeur artistique jusqu’en 1981. Il assure avec cette formation près de cent concerts et enregistrements, ainsi que plusieurs tournées en France et à l’étranger.

Parmi ses activités pédagogiques, il entreprend la session de direction d’orchestre du centre Acanthes en 1979 avec György Ligeti. En 1982, il enseigne la composition et l’analyse musicale à l’Université américaine de Yale puis il est directeur du Conservatoire national supérieur de musique de Lyon de 1984 à 2000.

Malgré toutes ces activités d’interprète, de directeur artistique et de pédagogue, Gilbert Amy compose sans discontinuer depuis le milieu des années cinquante. Dans un catalogue riche en pièces instrumentales, de chambre et pour ensemble, la voix et le texte occupent une place toute particulière, depuis Œil de fumée en 1956 jusqu’à son opéra Le Premier Cercle, créé quarante ans plus tard à l’Opéra national de Lyon, salué par la critique comme l’un des événements les plus marquants de la création lyrique en France de ces dernières années. L’orchestre est également au centre de sa réflexion sur le son et l’espace organisés, réflexion qu’il ne cesse d’approfondir ; Orchestrahl (1985-1989) en est une illustration des plus ambitieuses.

Gilbert Amy reçoit en 1979 le Grand prix national de la musique, en 1983 le Grand prix de la Sacem, en 1986 le Grand prix musical de la Ville de Paris, en 1987 le Prix du disque de l’Académie Charles-Cros et le Prix de la critique musicale pour la Missa cum jubilo (1988). Il reçoit  en 2004, le Prix Cino del Duca pour l’ensemble de son œuvre.

Sources

Gilbert Amy.

Par Alain Poirier

Élève de Messiaen, compositeur, chef d’orchestre – successeur de Boulez au Domaine musical, chef et directeur artistique du Nouvel orchestre philharmonique de Radio-France –, directeur d’institution (le CNSMD de Lyon), pédagogue et auteur d’écrits sur la musique de notre temps, Gilbert Amy appartient à la génération qui a immédiatement suivi, à dix ans d’intervalle, celle de Boulez. On pourrait conclure rapidement qu’à cette place certes difficile, il a remis ses pas dans ceux de son aîné et épousé un modèle qu’il aurait purement et simplement reconduit. La comparaison, trop souvent mise en avant, s’arrête là, tant Amy a su personnaliser son discours, tout en traversant les étapes communes à nombre de compositeurs des années cinquante : sérialisme, pratique de la “forme ouverte”, ou encore recherche d’une forme originale à chaque nouvelle œuvre conçue et pensée dans l’espace.

Marqué par l’enseignement de Messiaen et ayant adopté la voie du sérialisme après quelques essais encore marqués par le néoromantisme et la musique française du XXe siècle (il désigne Œil de fumée de 1956 comme son “opus 1”), Amy écrit Mouvements en 1958 à la demande de Boulez pour le Domaine musical et sa grande Sonate pour piano deux ans plus tard, encore très tributaire de la Troisième sonate de Boulez (le deuxième mouvement « Mutations » est imprimé sur de grands panneaux avec six couleurs / six parcours dans lesquels le pianiste doit choisir et construire son interprétation). La pratique de l’œuvre “ouverte” l’occupera encore dans les Epigrammes pour piano et les deux Inventions (1961), dans l’ordonnance des six pièces de Cycle (6 percussionnistes, 1966) ou des six sections de Relais (quintette de cuivres, 1967) jusqu’à la première cadence des deux pianos dans D’un espace déployé (1971-72). Œuvre charnière et essentielle, cette dernière marque également la fin d’une première période, la suivante s’ouvrant avec … D’un Désastre obscur, partition qui accompagnera Amy pendant près d’une dizaine d’années jusqu’à Shin’anim sha’ananim, Une saison en enfer et à la Missa cum jubilo (1981-83). Les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, dominées par la grande partition qu’est Orchestrahl, correspondent à une troisième période et sont marquées par la réconciliation du compositeur avec le genre du quatuor à cordes (1992, 1995, 2009) qu’Amy avait soigneusement évité jusque-là, et surtout par l’opéra Le Premier Cercle d’après Soljenitsyne qui l’occupera de 1996 à 1999. Les années 2000 le réconcilient également avec le genre du concerto (piano, violoncelle), années dominées par la virtuose pièce orchestrale L’espace du souffle, le Troisième quatuor à cordes et Cors et cris pour ensemble et électronique (2012), œuvres plus clairement accessibles.

Quant au recours à la bande ou à l’électronique, il n’a été qu’épisodique dans l’œuvre d’Amy, bien qu’il ait fréquenté à plusieurs reprises les studios du GRM ou de l’Ircam. Fondamentalement attaché à la maîtrise technique du métier – et en particulier farouchement opposé aux options de Cage – le compositeur a émis quelques réticences à l’égard d’un support qui ne manque pas d’être technologiquement “daté”, voire rapidement obsolète, autant qu’il reste pour une part insaisissable : « Je ne peux pas imaginer me servir d’un matériau que je ne maîtrise pas intellectuellement (…) Je crois que la réticence que j’ai vis-à-vis du matériau “concret” est le fait que je n’arrive pas à le codifier. » (entretien avec François-Bernard Mâche, 1978). Il n’a pas moins intégré cette démarche, d’ailleurs efficacement, dans Cette étoile enseigne à s’incliner ou dans Une saison en enfer.

Orientations privilégiées

Deux domaines sont privilégiés dans la production d’Amy : l’orchestre et le recours à la voix qui occupent à eux deux près de la moitié de son catalogue. La musique de chambre ne sera pas en reste, mais au contraire des deux catégories précédentes, elle concerne plus majoritairement sa production à partir des années quatre-vingts.

L’orchestre – une vingtaine de partitions – apparaît au sens fort du terme sous la plume du compositeur : Amy a une prédilection pour les grandes formations avec des effectifs souvent considérables – autour d’une centaine de musiciens (de Strophe et Chant jusqu’à Orchestrahl, jusqu’aux cent dix-huit musiciens dans D’un espace déployé) – et dans des œuvres d’une durée moyenne de trente minutes. Suivant le conseil de Messiaen qui incitait ses élèves à explorer l’orchestration de Debussy, Amy en exploite « l’aspect fonctionnel de la relation son-instrument ». Dans un article important publié en 1960, « Orchestre et espace sonore », il annonce sa conception de l’orchestre à venir qui sera mise en jeu dans des partitions écrites entre 1962 et 1972, de Diaphoniesà D’un espace déployé: « L’énormité acquise peu à peu par l’orchestre post-romantique, bien loin d’introduire une dispersion des groupes, sclérose encore plus la disposition et la rend, même entre les mains d’habiles orchestrateurs (Mahler, Strauss) pâteuse et inadaptée. L’éclatement doit se produire. » Ainsi, il identifie dans l’orchestration debussyste et dans la Klangfarbenmelodie de Arnold Schoenberg (Piècesop. 16) les signes d’un « aspect fonctionnel de la relation son-instrument (mélodie-instrument) et, à travers lui, un traitement “spatialisé” de la masse orchestrale » (on notera que cette double référence relègue au second plan l’orchestration de Webern comprise comme « transitoire ».) A partir de Diaphonies (1962), Amy s’efforce de penser la nature du voisinage des instruments, « s’il n’est plus de similitude (comme dans l’orchestre traditionnel), il est un voisinage de liaison structurelle » : Chant pour orchestre (1967-68/1980) mettra directement en œuvre cette répartition en groupes de timbres (deux dans la première partie et en deux fois deux groupes dans la seconde).

La couleur de l’orchestre d’Amy est riche en harmoniques, avec une prédilection pour les claviers (vibraphone, xylorimba, glockenspiel, célesta, piano), étendue sur l’ensemble du registre (mis à part Cette étoile enseigne à s’incliner qui privilégie les sonorités du registre grave des voix d’hommes, des trois trombones, trois violoncelles et trois contrebasses et bande et dont le titre emprunté à Klee renvoie à une peinture d’un bleu nuit très soutenu). La nomenclature habituelle convoque nombre d’instruments complémentaires (piccolos, clarinettes basses et contrebassons), associés à des parties de percussions très fournies (jusqu’à six exécutants dans Strophe ou Orchestrahl) qui fourmillent de sonorités scintillantes, lointainement issues de Debussy ou de Olivier Messiaen. L’écriture orchestrale est virtuose, d’autant plus dans les partitions avec grands effectifs où la formation est éclatée dans l’espace.

La production vocale est tout aussi abondante dans l’œuvre d’Amy qui prend ses références chez les poètes surréalistes (Char dans Strophe, Daumal dans Récitatif, air et variation), chez Mallarmé (… D’un Désastre obscur) ou Rimbaud (Une saison en enfer), ou plus rarement dans des textes étrangers (en hébreu dans Shin’anim sha’ananim). Le texte retenu, le plus souvent court, voire prélevé sous forme de fragments (Dante dans Cette étoile enseigne à s’incliner), est décomposé phonétiquement et éclaté, et de ce fait rarement intelligible (sauf lorsqu’il est récité comme dans Écrits sur toiles ou, chanté de façon étale dans les strophes 1 à 3 de Strophe, ou, a fortiori, dans l’opéra Le Premier Cercle d’après Soljenitsyne). Il s’agit le plus souvent d’une forme de montage à partir de courts textes comme dans Strophe où un poème de cinq vers de Char, selon la formule du compositeur, « éclabousse toute la composition » (Entretiens avec Christian Rosset, p. 171) sur une durée de plus de vingt minutes ; de même, au sujet des trois vers tirés de L’Enfer de Dante dans Cette étoile enseigne à s’incliner, d’un alexandrin extrait du Tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé dans … D’un Désastre obscur, ou de fragments agencés d’Une saison en enfer de Rimbaud, texte lui-même labyrinthique, mis en œuvre entre les voix parlées et chantées et la bande qui en renvoie un écho déformé. Moins “accompagnée” par l’ensemble instrumental ou orchestral que fusionnée, voire intégrée dans Sonata pian’e forte, l’écriture vocale est, de ce fait, éclatée, bien qu’Amy lui confère souvent une dimension expressive au travers de son goût pour la voix féminine. La fusion entre voix et instrument s’exprime particulièrement à partir de Récitatif, air et variation pour douze voix mixtes a cappella (1970) dont le texte (un poème de René Daumal) met en regard la parole et le souffle, idée commune à nombre d’œuvres vocales d’Amy : « La Parole délivre – le Souffle anime et meut les mots – les cohortes du langage […] La substance de la parole est donc l’énergie respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé et, plus loin que le mot, par l’idée saisie à l’occasion du mot. » La voix signifiante et l’instrument mû par le souffle marquera particulièrement … D’un Désastre obscur pour mezzo-soprano et clarinette « comme les deux faces d’un son “respiré” » (Amy) : la combinaison de la voix et de l’instrument dans une œuvre très ramassée (moins de 4 minutes), tantôt écho ou commentaire l’un de l’autre, sera encore plus explicite dans Shin’anim sha’ananim, œuvre essentielle de sa production, pour voix d’alto, clarinette principale, violoncelle principal et un ensemble de dix-huit musiciens (1979).

On n’oubliera pas de mentionner le recours à des textes “anonymes”, tel celui de l’ordinaire de la messe (Missa cum jubilo) ou le montage opéré en latin et en français dans les Litanies pour Ronchamp à partir des Litanies de la Vierge ou de prières et de fragments de la Bible.

Si Amy exclut toute velléité d’illustration dans son attitude compositionnelle, il n’en existe pas moins, via l’écriture, différentes dimensions qui correspondent à des formes de dramaturgie dans la mise en œuvre, instrumentale et/ou vocale – l’attrait pour l’antagonisme, la dimension scénique et la présence implicite ou explicite du sacré – et qui dessinent des lignes de forces essentielles qui apparaissent comme des constantes de son œuvre.

Dramaturgie de l’écriture 1, l’antagonisme

Dès ses premières œuvres marquantes, Amy s’efforce d’opposer des mondes sonores très caractérisés comme dans les « Propositions », « Commentaires » et « Variations » des Cahiers d’épigrammes. L’idée de concevoir l’œuvre sur un antagonisme débouche rapidement sur une nouvelle conception de l’espace au travers de la disposition des musiciens et de la division des groupes. Même si le fait d’écrire pour une formation stéréotypée et héritée de l’orchestre traditionnel pouvait paraître incongru pour la génération des compositeurs des années soixante, Amy échappe au carcan en donnant à la partition une réalité spatiale originale. Dès Diaphonies (1962) avec un ensemble dédoublé de douze instruments, placés face à face, Antiphonies (1964, retirée par l’auteur) pour orchestre divisé confié à deux chefs d’orchestre, ou Strophe avec, dans sa première version (1965-66), un orchestre en deux parties avec une chanteuse au centre, Amy met en œuvre et peaufine sa conception de l’antiphonie qui trouvera son point d’acmé dans D’un espace déployé (1971-72) : opposant deux orchestres inégaux face à face (101 musiciens “tutti” et 44 musiciens “solistes”) avec deux chefs, la partition repose dans la première partie (« Sonate ») et surtout dans la troisième (« Antiphonie ») sur « la volonté de composer à partir de données de pulsations différentes et coordonnées qui est prédominante, ou plus exactement le passage de pulsations homogènes et parallèles à des pulsations différentes et vice versa (ouverture et fermeture en éventail). Parfois également, les deux types d’écriture rythmique – temps pulsé et temps lisse – se trouvent combinés (troisième partie). » (« Sur certains aspects du langage musical d’aujourd’hui », 1976). Ainsi, élaborer un discours qui met en jeu des extrêmes pour générer des reliefs et des contrastes harmoniques, rythmiques ou orchestraux définit la pensée du compositeur qui repose sur une démarche dialectique (entre opposition et complémentarité) formant une dramaturgie implicite, bien qu’ici fortement mise en scène.

Ce jeu entre opposition et complémentarité est brillamment mis en œuvre dans Shin’anim sha’ananim: « d’une part la conjonction de la voix, de la clarinette et du violoncelle, qui supposait une sorte d’antagonisme, mais en même temps une connivence entre les deux instruments et la voix. » (Entretiens avec C. Rosset, p. 93) La partie vocale, impliquée par le texte, est solennelle et sentencieuse (« D’une voix forte et tremblante – Contemplant l’apparition – ») alors que les deux instruments solos sont traités de façon virtuose avec diverses cadences, individuellement ou ensemble, jusqu’à celle finale qui correspond à la disparition après le point culminant (« Ils jubilent et sanctifient Dieu : Venez au Seigneur, Fils de Dieu, et glorifiez-le ! »). Quant aux sonorités de l’ensemble, « brillantes, même aveuglantes », elles renvoient au texte (« Comme des myriades d’étincelles / Ils flamboient / Leurs vêtements embrasés scintillent / Comme le cuivre ») dans des tutti qui atteignent parfois des sommets de violente jubilation. Amy traite le texte comme un cérémonial, digne et fervent, où le sens du sacré apparaît magnifié par les trois solistes (allusion volontaire à la Trinité) face à l’ensemble instrumental.

Des œuvres plus modestes en effectif poursuivront cette démarche, en particulier en reconduisant l’opposition / complémentarité d’un « ripieno » avec un « concertino » dans Sonata pian’e forte (soprano, mezzo-soprano et douze instruments divisés en trois groupes, 1974) ou encore dans Seven Sites (1975). Quant à la notion d’antiphonie directement présente dans Sonata pian’e forte, elle se révèle plus clairement encore à la surface d’Echos XIII (1976). Et les sept voix d’hommes de Cette étoile enseigne à s’incliner, triplées dans l’effectif, sont confrontées à leur image transformée par la bande diffusée de part et d’autre de la scène, produisant un effet de présence / absence et formant un relief massé dans le registre grave.

La production orchestrale d’Amy renouera définitivement avec une disposition orchestrale traditionnelle, à partir d’Adagio et stretto (1978-79), ce qui n’empêchera pas les expériences précédentes d’y trouver des retombées durables par l’opposition entre des groupes ou des éléments, toutefois intégrée et lissée dans une écriture plus unifiée.

Dramaturgie de l’écriture 2, la scène

Au travers de ses nombreuses musiques de scènes écrites entre 1957 et 1966 (pour des pièces de Ionesco, Calderón, Fritsch, Sophocle ou Arrabal) ou de ses quelques musiques pour le cinéma – il a notamment été un proche de Clouzot –, Amy a pris tôt conscience des contraintes fonctionnelles de la scène en écrivant des musiques destinées au théâtre ou au cinéma. Pour le film Images du monde visionnaire (1963), film muet avec introduction d’Henri Michaux – rencontré grâce à Pierre Souvtchinsky – il fallait « suivre le rythme des images et composer sur un texte fondateur de Michaux sur la mescaline » (réalisation Éric Duvivier). Il en résultera une partition instrumentale de 16 minutes pour petit ensemble qui sera retravaillée ensuite pour la composition de Triade pour orchestre (1965).

Si la conception de l’espace orchestral déjà commentée concerne incontestablement une approche de la dimension scénique, il est important de s’arrêter sur le cas particulier des Trois scènes pour orchestre (1994-95), écrites initialement comme une forme autonome en trois parties : « Le travail achevé, et après l’audition de l’œuvre (créée en janvier 1996), il m’apparut qu’elle pouvait me fournir un matériau efficace et adapté à la mise en route de cet opéra [Le Premier Cercle (1996-1999)]. Cette matière musicale, une fois “déconstruite” et déchue de son rôle “d’ouvrage symphonique”, devait fonctionner comme un réservoir d’objets et d’évolutions sonores, et se prêter à de multiples transformations en tous genres. Sa nature m’y incitait avec force. C’est ainsi que prit finalement corps le projet musical d’opéra : l’orchestre serait au centre du dispositif, et les différents personnages s’approprieraient plus ou moins le matériau, s’en éloigneraient, s’en rapprocheraient, suivant les nécessités lyriques et dramatiques. Il y avait du leitmotiv dans l’air ! » (« La tentation de l’opéra », 1999). Ainsi, le « potentiel d’univers théâtral » de la partition offre le glissement de la dramaturgie implicite, fût-elle consciente après-coup, de ces Trois scènes, à la dramaturgie explicite du Premier Cercle, l’œuvre orchestrale ayant produit le déclenchement apparaissant rétrospectivement comme trois études préparatoires à l’opéra.

Issu du roman de Soljenitsyne, Le Premier Cercle s’inscrit dans la tradition des opéras littéraires, avec l’unité de lieu de l’univers concentrationnaire, l’unité de temps ramassé chronologiquement en quatre jours et l’unité d’action concentrée sur le personnage de Nerjine. Si le propos politique est évidemment prégnant sur fond de Guerre froide, la position d’Amy consiste plus à mettre en évidence le destin individuel de ces hommes et femmes victimes d’un pouvoir répressif, confrontés à leur enfer : « J’ai délibérément choisi d’ignorer le personnage de Staline, pourtant magnifiquement rendu par Soljenitsyne, afin d’éviter un aspect de “reportage historique” » (« La tentation de l’opéra »). Pour accentuer le potentiel dramatique du texte, Amy a eu recours à une variété de procédés vocaux proches de ceux que Berg a mis en œuvre dans Wozzeck (du parlé au chanté en passant par le Sprechgesang), tout en intégrant des ellipses sous forme de scènes filmées (Prologue, II/6, interludes à la fin des actes II et III) comme des gros plans assimilés aux formes d’espionnage et de pression des autorités sur les prisonniers. Par contre, Amy intensifie les interventions du drame personnel des futurs déportés, au travers d’une enquête policière – l’identification du diplomate qui a correspondu avec les États-Unis – et usant des nombreux éléments sonores présents dans le texte de Soljenitsyne (radios, sonneries, etc.) et utilisés dans la bande-son, et en particulier, pour la mise au point du vocoder, un capteur d’empreintes vocales pour démasquer le traitre mis au point dans le laboratoire d’acoustique. La langue russe n’est utilisée que dans le prologue filmé (la communication téléphonique du “traitre”) et surtout par les chœurs de prisonniers à la fin de l’acte IV, citant Pouchkine, dans le double sillage de ceux de Fidelio et de Boris Godunov.

L’opéra d’Amy est clairement conçu comme un « opéra symphonique » – voir l’importance des Trois scènes dans la genèse de l’œuvre – qui confirme une fois de plus le goût du compositeur pour le montage et l’assemblage qui a marqué nombre de ses œuvres antérieures.

La référence et la relecture

La référence à l’histoire est fréquente dans les œuvres, référence le plus souvent évidente et se rapportant à l’esprit de l’œuvre (les antiphonies instrumentales de Gabrieli dans Sonata pian’e forte) ou à un choix d’instrumentations (l’absence de cordes aigües dans l’orchestre de la Missa cum jubilo en clin d’œil à la Symphonie de psaumes de Stravinsky). Un deuxième degré apparaît au travers de l’intégration textuelle de références, comme le « Chant de reconnaissance à la divinité dans le mode lydien » du Quatuor op. 132 de Beethoven au centre de la partition modale des Litanies pour Ronchamp, ou encore les celles directement musicales présentes dans le livret du Premier Cercled’après Soljenitsyne (Beethoven, Liszt, un boogie-woogie, etc.) et reprises dans l’opéra. Enfin, à un troisième degré, un matériau emprunté et retravaillé, donc non identifiable comme tel, comme celui très réduit, tiré des Pièces op. 10 de Webern, dans Orchestrahl (pour le 40e anniversaire de sa mort), mêlé en cette année 1985 à l’hommage à la « puissance éternelle de Bach ».

D’un autre côté, Amy pratique aussi fréquemment la relecture de sa propre musique sous forme d’un prolongement, dans une œuvre qui germe dans une autre et y connaît un développement nouveau, dans une forme d’excroissance qui peut aller jusqu’à l’absorption complète de l’original. La filiation évidente entre les Epigrammes et les Cahiers d’épigrammes, la présence récurrente des « Après… » (Après… D’un désastre obscur, D’après… Écrits sur toiles, « Après Chant » troisième partie d’Orchestrahl ou les deux versions successives d’Après Ein…Es Praeludium jusqu’à Mémoiresous-titré d’après Shin’anim sha’ananim), situe clairement les œuvres dans une relation de résonance plus ou moins lointaine, révélant surtout une communauté d’esprit.

D’autres relations plus souterraines rapprochent des partitions dont Amy a réutilisé une partie du matériau pour en composer une nouvelle, de la musique du film Traveling (1962) pour les Diaphonies de la même année, de celle des Images du monde visionnaire de Michaux dans Triade, celui des Antiphonies injecté dans Chant, … D’un Désastre obscur dont on reconnaît l’écho déformé et développé dans le « Lied » central de D’un espace déployé ou une parenté d’éléments de la Missa cum jubilo dans les Litanies pour Ronchamp.

Dramaturgie de l’écriture 3, la présence du sacré

La présence importante des degrés d’une manifestation dramaturgique de l’écriture, de l’antiphonie à la dimension scénique, pourrait reléguer au second plan cette troisième manifestation, apparemment minoritaire en nombre d’œuvres directement concernées, celle d’une dramaturgie intériorisée révélant la présence du sacré dans l’œuvre d’Amy. Les occurrences les plus évidentes tracent une ligne, prolongeant le désir d’absolu de Daumal du souffle vers la parole, de … D’un Désastre obscur à Shin’anim sha’ananim – à la Missa cum jubilo, de l’expression de la mort irréversible dans le « Tombeau » de Mallarmé, au scintillement suivi de l’apparition divine dans la prière hébraïque et à la profession de foi au centre de la messe.

À cette première évidence succèdent les signes d’un second degré d’attachement à des thématiques qui révèlent un réseau de relations internes, en particulier au travers des déclinaisons récurrentes de l’enfer : celui de Dante d’abord dans Cette étoile enseigne à s’incliner– avec le geste de révérence que traduit le tableau de Klee (1940) – avec la triple inscription sur la porte de l’enfer au début du Chant III de L’Enfer : « Par moi on va dans la cité des pleurs / dans les tourments éternels / au séjour infernal. » C’est bien la même source lorsque Dante descendra avec Virgile dans le « premier cercle » de L’Enfer (Chant IV), qui rejoint celui de la charachka de Soljenitsyne dans l’opéra (acte I/2). Quant à l’enfer de Rimbaud, entre l’humain et le divin, il participe à sa manière d’un « office religieux » (Amy) à une époque où le compositeur se disait intéressé par les textes de la Bible.

Il faut enfin évoquer l’antiphonie, telle que mise en œuvre dans les œuvres des années soixante, avec la double position du compositeur se nourrisant de son expérience de chef d’orchestre qui tient autant de l’“opérateur” mallarméen que de l’officiant.

Si Christian Rosset, dans ses excellents entretiens avec le compositeur (1996), plusieurs fois cités ici, évoque justement l’idée de hiérarchie entre l’homme et le cosmos, c’est aussi le besoin d’Amy d’explorer et de commenter la présence de la mort, « Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur » du « désastre obscur », auquel succèdera bientôt l’espace « déployé », puis le rayonnement dans Orchestrahl (« Strahl » signifie rayonnement en allemand) jusqu’à la sérénité. Une grande partie de l’œuvre d’Amy se situe dans cette marge entre la tentation du sacré et l’expression d’un engagement personnel : « Et l’Idée repose dans la Parole… » disait encore le poème de Daumal.

© Ircam-Centre Pompidou, 2014

Liens Internet

Discographie

  • Gilbert AMY, Concerto pour violoncelle, dans « 21st century Cello concertos », Jean-Guihen Queyras : violoncelle, Orchestre de Paris, direction : Gilbert Amy, avec des œuvres de Bruno Mantovani et Philippe Schoeller, 1 cd Harmonia Mundi, 2009.
  • Gilbert AMY, La variation ajoutée ; Écrits sur toiles ; …d’un désastre obscur ; Après “…d’un désastre obscur”; Échos XIII ; Variations, Ensemble orchestral contemporain, direction : Daniel Kawka, Dominique Reymond : récitante, Jeanne-Marie Lévy : mezzo-soprano, Serge Desautels : cor, Arnaud Mandoche : trombone, Emmanuelle Jolly : harpe, Roland Meillier : piano, 1 cd Lira d’Arco, 2006 (première édition : MFA - coll. 2e2m, 1998, 1015).
  • Gilbert AMY, Une saison en enfer, Fusako Kondo : soprano, Edwige Parat : soliste de la Maîtrise de Radio France, Carlos Roque Alsina : piano, Jean-Pierre Drouet : percussion, Daniel Teruggi et Gilbert Amy : électroacoustique, 1 cd MFA Ina - GRM, 1992, 2004.
  • Gilbert AMY, Le Premier Cercle, Christophe Bernard, Philippe Georges, Lionel Peintre, Pierre-Yves Pruvot et Alain Varnhes : barytons, Karine Deshayes et Marie-Belle Sandis : mezzo-sopranos, Philippe Do, Alain Gabriel et Thomas Morris : ténors, Laurent Manzoni : comédien, Sophie Marin-Degor et Ingrid Perruche : sopranos, Jérôme Varnier : basse, Orchestre et Chœur de l’Opéra de Lyon, Alain Woodbridge : chef de chœur, Michel Plasson : direction, 3 cds MFA - Radio France, 2002.
  • Gilbert AMY, Trois Inventions pour orgue, François Espinasse, orgue, avec des œuvres de Xavier Darasse et Olivier Messiaen, éditions Hortus, Toulouse, coll. « les orgues », 2002.
  • Gilbert AMY, Symphonies pour cinq cuivres, Ensemble Odyssée, 1 cd Chamade, 1997, CHCD 5642.
  • Gilbert AMY, 5/16, Cedric Jullion, flûte, ensemble Transparences, 1 cd Pour Mémoire, 1997, PM 001.
  • Gilbert AMY, Orchestrahl ; Quatuor à cordes n° 1, Orchestre philharmonique de Radio France, direction : Gilbert Amy, Quatuor Parisii, 1 cd, MFA - Radio France, 1996, 216011.
  • Gilbert AMY, Missa cum jubilo, Mary Shearer : soprano, Benedetta Pecchioli : mezzo-soprano, Peter Lindroos : ténor, Gregory Reinhardt : basse, Maîtrise de Hauts de Seine, BBC Singers, Orchestre de Paris, direction : Peter Eotvös, 1 cd Erato - Radio-France, 1990, 245 020-2.
  • Gilbert AMY, En trio, Alain Damiens, Maryvonne Le Dizès, Pierre Laurent Aimard, 1 cd Adda, 1989, 581142.
  • Gilbert AMY, Shin ‘anim Sha’ananim ; D’un désastre obscur ; Récitatif, Air et Variations ; Relais, 1 cd Erato, n° 75265.

Bibliographie sélective

Écrits

  • Gilbert AMY, « Orchestre et espace sonore », dans Esprit n°1, janvier 1960, repris dans dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Musique pour Misérable Miracle », dans Tel Quel, printemps 1964, n°17 ; repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Redéfinir l’écoute », dans la revue Preuves n° 177, novembre 1965, repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Die Avant-garde in Frankreich heute », dans Musica, Allemagne, mai-juin 1965.
  • Gilbert AMY, « Il y a ce qu’on appelle musique », dans Cahiers de L’Herne n°8, 1966, repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Formes et liberté », dans Lettres françaises, n° 1189, du 28 juin au 4 juillet 1967, repris dans Martine CADIEU, À l’écoute des compositeurs, Paris, Minerve, 1992, repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Jean Barraqué 1973… », texte d’hommage pour Le Courrier Musical, 20 septembre 1973. Gilbert AMY, « Sur certains aspects du langage musical d’aujourd’hui » (1976), repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « Arnold Schönberg : Le style et l’idée », Les nouvelles littéraires, mars 1977.
  • Gilbert AMY, « Orchestre et oreille symphonique chez Iannis Xenakis », dans Regards sur Iannis Xenakis, Paris, Stock, 1981.
  • Gilbert AMY, « Sur quelques aspects de la musique religieuse d’Igor Stravinsky », Symposium International Stravinsky, San Diego, septembre 1982, publié en anglais sous le titre « Aspects of the religious Music of Igor Stravinsky », dans Confronting Stravinsky, Jan Pasler, San Diego 1982.
  • Gilbert AMY, « La régie de l’intervalle dans la musique française d’après Debussy », dans : Jean-Pierre Derrien, XXème siècle - Images de la musique française, Paris, éd. Sacem & Papiers, 1986.
  • Gilbert AMY, « L’étincelle marginale », dans : Claude SAMUEL, Eclats. Boulez, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1986, réédité en 2002 par Mémoire du Livre, repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « L’audibilité et la musique », dans Conséquences n° 7-8, 1985-1986, p. 19. Gilbert AMY, « Invention technique ou technique de l’invention ? », conférence (1989), reprise dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « La transgression et la règle », dans Inharmoniques n° 6, éditions Ircam-Centre Pompidou, 1990, p. 219-225.
  • Gilbert AMY, « Dans la ligne des grandes messes symphoniques », conférence (1991), reprise dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gilbert AMY, « La tentation de l’opéra », dans le programme de l’Opéra national de Lyon, saison 1999-2000, création de l’opéra Le Premier Cercle, repris dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.
  • Gibert AMY, « Messiaen, un héritage assumé ? », dans Anik LESURE et Claude SAMUEL, Olivier Messiaen, le livre du centenaire, Perpetuum mobile – Symétrie – France-musique, 2008.

Entretiens

  • Gilbert AMY, Maurice FAURE, entretien, dans Lettres nouvelles n° 11, 1961, p. 165.
  • Gilbert AMY, Dominique JAMEUX, entretien, dans Musique en jeu n° 3, 1971.
  • Gilbert AMY, Alain DUREL, entretien : « Diriger Carré », dans Musique en Jeu n° 15, 1974, p. 27.
  • Gilbert AMY, Edith WALTER, « Gilbert Amy et le NOP », entretien, dans Harmonie n° 103, janvier 1975, p. 24.
  • Gilbert AMY, François-Bernard MÂCHE, « Les Mal Entendus - Compositeurs des années 70 », entretien, dans La Revue Musicale, double numéro 314-315, Paris, éditions Richard-Masse, 1978 p. 32-35.
  • Gilbert AMY, Patrick SZERSNOVICZ, « La solitude des inventeurs de son », entretien, dans Le Monde de la Musique, n° 147, septembre 1991, p. 48.
  • Gilbert AMY, Christian ROSSET, Grands entretiens, France Culture, 26-30 août 1996 (transcrits en majeure partie dans Amy… un espace déployé, textes réunis et présentés par Pierre Michel, Millénaire III, 2002.)
  • Gilbert AMY, Thierry BEAUVERT, entretien à propos de la Missa cum Jubilo, dans Diapason n° 338, mai 1998, p. 24.
  • Gilbert AMY, Alain GALLIARI, entretien, programme de l’Opéra national de Lyon, saison 1999-2000, création de l’opéra Le Premier Cercle.

Études

  • « Gilbert AMY », Cahiers de la DOC n° 33, Services de documentation, documentation des émissions musicales, INA-Radio France.
  • Jésus AGUILA, « Gilbert Amy et l’héritage boulézien », Le Domaine Musical, Paris, Fayard, 1992, Livre III.
  • Maurice FLEURET, « D’un espace déployé… », dans Chroniques pour la musique d’aujourd’hui, éditions Bernard Coutaz, Arles, 1992.
  • Pierre MICHEL (textes et essais de Gilbert Amy sur sa musique réunis et présentés par), Le temps du souffle, livre incluant un DVD, éditions Symétrie, 2015.
  • Pierre MICHEL (textes réunis et présentés par), Amy… un espace déployé, éditions Millénaire III, 2002.
  • Pierre MICHEL, « Quelques aspects de la forme chez Gilbert Amy » dans « Les années 60 et 70 », Il saggiatore musicale, n°1-2, 2011.
  • Pierre MICHEL, « Gilbert Amy », dans Encyclopédie Komponisten der Gegenwart, TEXT+KRITIK, Munich, 2006.
  • Jeremy THURLOW, « Gilbert Amy » dans The New Grove Dictionary, 2007.