Peter Szendy : Vous avez étudié de 1955 à 1958 avec Johann Nepomuk David, à Stuttgart, puis avec Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen. Que retenez-vous de ces différents apprentissages ?
Helmut Lachenmann : Chez Johann Nepomuk David, j'ai étudié le contrepoint traditionnel selon Palestrina et Josquin des Prés, ce qui a en quelque sorte aiguisé mon sens du rapport entre les énergies rationnelles et les énergies expressives dans la musique occidentale en général. De plus, j'ai beaucoup analysé la musique des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, d'une façon très minutieuse. Mais en même temps, c'est lui qui m'a donné accès à la musique de la seconde École de Vienne. J'ai copié non seulement de la musique du moyen âge – Ockeghem, Obrecht –, mais aussi des partitions de Schoenberg, de Berg, de Webern. Et j'ai gardé jusqu'à aujourd'hui cette habitude, non seulement d'analyser, mais aussi de copier à la main des partitions d'autres compositeurs.
David ne m'intéressait pas beaucoup comme compositeur. Il me semblait être un de ces représentants d'une véritable idéologie polyphonique, il croyait en la vertu du contrepoint. Toujours est-il qu'en 1957 – lorsque j'ai fait la connaissance de Nono, de Stockhausen et de Maderna à Darmstadt (je connaissais déjà un peu la musique de Boulez par Donaueschingen) –, il a parfaitement compris et accepté que ma rencontre avec la musique sérielle m'ouvrait une perspective déterminante. J'ai trouvé chez David – une figure typiquement autrichienne, religieuse, avec des traces légères et inconscientes d'antisémitisme – un attachement à la tradition comparable, mais non identique à celui de Luigi Nono, dont le marxisme et la personnalité formée par une résistance active au fascisme étaient vraiment à l'opposé.
J'ai travaillé avec Nono pendant deux années, de 1958 à 1960, en vivant sous le même toit que lui, si bien que j'ai été très proche de sa vie quotidienne de compositeur. Nous avons étudié les madrigaux de Monteverdi, de Gesualdo, la cantate Actus Tragicus de Bach, l'Eroica et, en même temps, la Technique de mon langage musical de Messiaen, les Improvisations sur Mallarmé de Boulez, les Kontrapunkte de Stockhausen. Ces analyses étaient toujours menées sous différents aspects, celui du matériau sonore, celui du temps, celui de la forme, du rapport texte/musique ...
En 1963 et en 1964, j'ai participé aux cours de Karlheinz Stockhausen à Cologne, en élaborant une version fragmentaire de Plus-Minus. Ce fut en quelque sorte le complément empirique indispensable à mes études chez Nono : j'ai été confronté aux possibilités de réalisation, au contact direct avec des artistes comme Aloys Kontarsky, Frederick Rzewski, Christoph Caskel, aux problèmes de notation, de disposition spatiale, aux techniques instrumentales, ainsi qu'à d'autres positions esthétiques et théorétiques : celles de Stockhausen, bien sûr, mais aussi celles de Dieter Schnebel, d'Henri Pousseur, ou encore, sur la scène américaine, celles de John Cage, d'Alvin Lucier, d'Earle Brown.
En 1965, enfin, j'ai travaillé pendant trois mois à Gand, au studio de musique électronique de l'Ipem, grâce à l'aide amicale des musiciens belges – André Laporte, Lucien Goethals, Herman Sabbe. Et j'y ai également rencontré Karel Goeyvaerts.
La tradition, la réflexion sur le matériau, la spéculation théorique, la pensée esthétique et philosophique à Venise ; l'expérience empirique et pratique à Cologne et à Gand : je crois que l'ordre chronologique de ces vécus si divers, au fond, a formé mon identité de compositeur, qui ne peut jamais se contenter de faire usage des possibilités données, mais qui cherche à créer des situations auditives dans lesquelles le sonore acquiert un aspect qui transforme son évidence acoustique en un objet de perception « dialectique », c'est-à-dire en un objet à la fois de perception et de réflexion.
Nono a toujours conçu le travail d'écriture comme étant orienté par la responsabilité de l'artiste face à l'histoire et à la situation sociale. Techniquement, cela signifiait, du moins à l'époque, un contrôle des connotations dont le matériau musical est inévitablement chargé – par la société, par la tradition, par les conventions – et auxquelles le compositeur réagit inévitablement par ses décisions. Et cela signifiait une méfiance fondamentale face à l'optimisme technologique des autres compositeurs, une allergie au geste figuratif comme ornement décoratif et virtuose, à propos duquel il m'a écrit une fois : « musique comme pour Louis XIV, qui écoutait la musique au lieu d'aller à la chasse. »
Dans le développement musical de Stockhausen et de Boulez, Nono flairait la réhabilitation des attractions « bourgeoises », qu'il avait espéré voir définitivement surmontées par l'avant-garde d'une culture renouvelée et d'une conscience finalement purifiée après toutes les catastrophes de ce siècle.
Nono admirait les Gruppen de Stockhausen, mais en même temps, il les considérait comme un retour à un style baroque ; il respectait l'œuvre de Boulez, mais il en refusait en même temps le geste ornemental, il en comprenait – mal, peut-être – l'aspect magique comme une attraction exotique. Et il détestait toutes les tendances « anarchistes » sous la protection d'une société fortunée, capitaliste, pseudo-tolérante, qui leur permettait de s'abandonner à des amusements avant-gardistes sur un terrain de jeu, qu'il soit sériel, aléatoire, structuraliste, surréaliste, expressionniste, anarchiste, ou avant-gardiste dans un quelconque autre sens, sans danger pour la conscience qui, si elle n'était pas amusée, se trouvait plutôt dérangée que touchée.
Nono était communiste, marxiste, socialiste dans le sens utopique, peut-être aussi dans le sens religieux. Et il a conservé cette conviction, face à toutes les erreurs, toutes les contradictions qui ont vu le jour, jusqu'à la fin. En appelant à une conscience renouvelée, il a gardé dans sa musique les vieux topoi expressifs, en en purifiant l'emphase. Le pathos : chez Beethoven, il était authentiquement révolutionnaire. Nono a su retrouver ce sens en brisant les connexions tonales (c'est-à-dire régressives) de son usage dans la musique symphonique.
Heinz-Klaus Metzger a désigné l'interdit de la régression comme la base de la morale esthétique qui a caractérisé la position de Nono dans les années 1950-1960, et qui a eu sur moi une grande influence. Nombre de compositeurs qui avaient développé des techniques nouvelles – pour travailler le matériau musical, pour l'inscrire dans des paramètres –, ont cependant permis un retour en force des anciennes catégories esthétiques, qui venaient pour ainsi dire vitaliser tout cela. Ligeti, dans son analyse de la Structure Ia de Boulez, a comparé le compositeur à un chien qui se tient lui-même au bout d'une laisse, en parlant quelques lignes plus loin de « l'univers félin » [Katzenwelt] du Marteau sans maître. Pour Nono, ces deux métaphores étaient traîtresses. Elles masquaient une esthétique de salon (probablement plus chez Ligeti que chez Boulez) insupportable pour le compositeur du Canto sospeso. Mais en même temps, c'était lui que l'on regardait comme un compositeur néo-webernien, comme un expressionniste qui, au lieu d'aller de l'avant, s'était barricadé dans un ponctualisme rigide et stérile, travaillant « encore » avec des chœurs, des fanfares et des cloches, face à Cage, à l'aléatoire et à toutes ces tendances qui semblaient avoir remis en question jusqu'à l'idée d'œuvre, face à Sylvano Bussotti avec ses graphiques, face à toutes ces différentes sortes de spontanéité, ces soi-disant libertés qui n'étaient que le libre choix de la cage et des barreaux entre lesquels on allait danser.
Quant à moi, j'ai toujours considéré Nono comme un vrai structuraliste, mais qui avait su purifier la catégorie de l'expression humaine dans la musique, et qui gardait, renouvelait et sauvait la crédibilité d'une diction emphatique.
Un personnage comme Heinz-Klaus Metzger avait alors pris position contre Nono et, à la catégorie de « responsabilité » si importante pour Nono, opposait la « frivolité » comme catégorie vraiment subversive. Au lieu de la « révolution », la frivolution ! Voilà le bourgeois cliquetant avec ses chaînes.
Jusqu'à aujourd'hui, le débat reste ouvert. Les positions, entre temps, se sont modifiées, on a su prêter l'oreille et l'on est devenu sourd en même temps. Les chercheurs d'or d'alors sont aujourd'hui transformés en bijoutiers. Pour moi, surtout Nono et Cage semblent être devenus en quelque sorte des porteurs d'espoir [Hoffnungsträger] – parfois dans un rôle dangeureux de gourou pour ceux qui aiment à suivre des idoles. Du moins me semblent-ils montrer des horizons et des abîmes encore à explorer (ils me semblent garder cette inquiétude créative qui est le seul calme qui nous soit permis : l'insécurité sûre – au lieu de la sûreté incertaine).
J'ai été très touché par une expérience avec Nono. En 1959, dans sa polémique contre un anarchisme régressif à Darmstadt, il avait qualifié le collage musical de colonialisme, en comparant les matériaux sonores à ces pierres exotiques dans les murs de la basilique San Marco à Venise, qui servaient de trophées dérobés à d'autres cultures. Mais en 1987, il m'envoyait une série de photographies qu'il avait faites justement de ces murs-là en me disant : regarde cette structure, avec toute l'incommensurabilité de ses éléments provenant de différentes cultures. En étant attentif à cette structure, on comprend de soi-même. Il semblait avoir tout à fait oublié sa polémique d'autrefois.
Nono aura été pour moi l'exemple d'un chercheur radical – mais pas un chemin que je pouvais suivre. J'ai prêté l'oreille, mais j'ai essayé d'éviter ses surdités et absurdités : ses insensibilités parfois dogmatiques, que j'ai senties à l'époque. Quant à moi, je n'étais pas marxiste, plutôt religieux – mais doutant de tout.
Diriez-vous que la pensée sérielle a laissé une trace dans votre écriture ?
Il est probable que toutes mes décisions et mon contrôle du texte musical ont à faire avec la pensée sérielle. La pensée sérielle comme moyen de gradation et de désubjectivation, comme moyen pour installer de nouveaux continuums, comme moyen de dé-libération des éléments musicaux chargés de convention, comme moyen technique pour mobiliser – activer – d'autres catégories, des catégories qui sont toujours et encore à inventer dans la composition elle-même. S'il est vrai que créer une structure qui « fonctionne » signifie détruire les structures préexistantes, alors, dans ce processus de structuration, on ne peut pas renoncer aux méthodes sérielles. J'ai analysé plusieurs œuvres classiques avec des méthodes sérielles que j'ai appliquées à des catégories sonores plus ou moins cachées entre les vieilles catégories tonales, mais qui, en réalité, constituent la physionomie, la forme et l'expression de l'œuvre. Chaque pièce s'individualise à travers un contexte spécifique évoqué par des catégories qui lui appartiennent en propre, dont les éléments sonores font toujours partie d'une échelle tout à fait unique (et dont la tonalité n'est seulement qu'une partie relative).
Le sérialisme orthodoxe a travaillé avec des paramètres que l'on pouvait certes traiter, mais qui restaient plus ou moins stériles – les durées, les hauteurs, les dynamiques, et, d'une manière assez limitée, le timbre. Pour moi, composer de la musique, cela signifie : trouver, développer, « mobiliser » des qualités plus complexes qui ne sont pas seulement à nuancer, à soumettre à une gradation. Chaque échelle doit comprendre un aspect sonore qui se transforme, qui dépasse le contrôle en termes de quantité – un contrôle primitif, comme celui d'un simple curseur le long d'une série de nombres –, qui passe au contraire par différentes qualités sonores, ou plus que sonores. Au lieu de parler de paramètres, je préfère parler de catégories ou d'aspects. Car le problème créatif n'est pas de découvrir un nouveau son ou une nouvelle disposition des sons, mais d'activer, de faire fonctionner un nouvel aspect du son, comme élément d'une innovation syntactique. On a souvent l'expérience d'une situation plus ou moins neuve au sens acoustique, mais tout à fait conventionnelle en tant que situation expressive. Autrement dit : je regarde chaque élément sonore comme un point appartenant à une infinité de lignes qui conduisent vers une infinité de directions. Composer signifie choisir et montrer son système de lignes nouvelles, en traitant ce point comme un degré d'une échelle transcendante qui transforme et individualise son évidence acoustique.
Je parle quelquefois d'une nouvelle virginité du son : le son comme expérience conventionnelle, comme élément connu, est toujours déjà touché, chargé de conventions, et finalement impur. Le travail du compositeur est de créer un contexte qui puisse le rendre de nouveau intact, intact sous un nouvel aspect. Et cela signifie ne jamais simplement faire, mais plutôt éviter et toujours résister. Pour moi, la musique qui cherche à fuir ce conflit créatif sera tôt ou tard rattrappée par la banalité de l'idylle, qu'elle soit exotique ou expressionniste.
L'œuvre ouverte est-elle une idée qui vous a intéressé ?
Mes premières pièces pour ensemble qui ont été jouées en public – Fünf Strophen à la Biennale de Venise en 1962, Introversion I à Darmstadt en 1964, et Introversion II à Munich en 1965 – étaient des versions fixées de partitions comprenant des réservoirs mobiles, au sein desquels on pouvait choisir des possibilités selon certaines règles qui garantissaient un contexte assez clairement défini, mais toujours présenté d'une façon différente : la manière de « consommer » ces provisions devait être définie par des choix imprévus des musiciens.
Pour moi, ce fut une sorte d'exercice créatif assez important, une expérience pour vaincre ma fantaisie, la surpasser, voire même la duper. J'en ai au moins gardé une certaine technique de pré-organisation sérielle et aléatoire, qui me donne des réseaux pour une articulation plus ou moins complexe du temps – une carte structurelle de dispositions, souvent stipulée sans aucune spéculation concrète. Si bien que j'ai un réseau de possibilités qui s'oppose à ma créativité, à ma spontanéité, et qui la suscite en même temps, qui m'oblige à voir et transgresser les limites inconscientes.
D'autre part, dans presque toutes mes pièces, il existe des situations qui ne sont plus structurées par moi-même, mais dont la structure, telle qu'elle se trouve être par hasard, résulte de l'autonomie de la situation à un moment donné et fait partie de la composition. Ces points d'arrêt – ces fermatas, ces ostinati plus ou moins complexes –, ouvrent l'attention sur des détails cachés ou négligés, qui resteraient normalement à la périphérie du procès musical.
Pourtant, lorsque ces situations surviennent dans mes œuvres, c'est au terme d'un procès de sensibilisation de l'écoute, si bien que ces situations qui semblent statiques révèlent une grande activité. Peut-être se réfèrent-elles clandestinement à l'expérience de Cage, mais dans ma musique, ce sont des paradis éphémères que je trouve, et que je quitte.
Heinz-Klaus Metger décrit une situation de ce type, dans Gran Torso, comme un « apogée négatif » de tout le quatuor : lorsque l'activité semble se figer dans une répétition au seuil du silence. Il me semble au contraire que vous en parlez en termes très positifs.
D'une certaine façon, Metzger a raison : le négatif – la situation musicale déstructurée, sans musique – évoque le Néant, le vide, le silence, là où les langages se taisent. Mais cette situation est joyeuse, belle. S'il s'agit de casser, de détruire quelque chose, c'est pour mieux voir ce qu'elle recèle en nous-mêmes, pour la délivrer, peut-être même pour nous délivrer. Le champ de ruines devient un champ de force. J'aime à dire – d'une manière quelque peu provocante – que ma musique est sereine. Je déteste ces philosophes esthétiques qui croient devoir réagir au mauvais cours du monde en grattant l'archet avec des bruits agressifs derrière le chevalet. Il y a probablement un rapport dialectique entre l'agressivité et ce que je revendique comme « sérénité ». Ce qui est déterminant, c'est que, dans ma musique, chaque événement, bien qu'intégré dans un nouveau contexte structurel, semble toujours se souvenir de l'ancien contexte dans lequel il est pris. C'est une ambivalence qui est parfois irritante pour moi-même, mais j'en ai besoin.
Comment concevez-vous la fin d'une œuvre, ce moment où on l'aperçoit dans son entier ?
Je pense que ce moment synoptique, ce moment où l'on entrevoit la totalité de l'univers d'une pièce, a déjà eu lieu avant la fin. Il est au point où l'œuvre prend conscience de la situation à laquelle elle est parvenue. Et après cette prise de conscience, l'œuvre est en quelque sorte consciente de cette nouvelle conscience : alors, la fin trouve quelque part sa place. Mais c'est toujours la musique qui explicite cela et elle le fait en passant.
Par ailleurs, nombre de mes pièces ne commencent pas à la première mesure, mais avant. Lorsque j'ai formulé un commencement, quelque chose est fixé, et donc déjà fini. Et cela m'est souvent insupportable : c'est comme si j'avais décidé de bâtir une maison à tel endroit, sachant que je n'irai jamais vivre ailleurs ; c'est une sorte de mort. J'aime savoir que je peux encore faire quelque chose avant. Il m'arrive aussi de laisser de grands trous au cours de la composition, en me réservant la possibilité de les remplir ou de ne pas les remplir.
Le cas de Notturno, pour violoncelle et orchestre, était également assez particulier à cet égard. J'ai commencé à écrire cette œuvre en 1966, et j'en ai interrompu la composition. J'ai écrit temA, Pression, puis je suis revenu à cette pièce, en ayant vraiment beaucoup changé entre temps. Je ne me reconnaissais plus dans les fonctions que j'avais voulu y mettre en oeuvre, si bien que j'ai intégré la pièce dans un nouvel idiome. Ce serait une belle manière de travailler, pour rester dans l'aventure jusqu'au bout. Mais cela n'est pas toujours possible.
Le catalogue de vos œuvres mentionne un opéra « en préparation » — Das Mädchen mit den Schwefelhölzern [La petite fille aux allumettes].
J'aimerais ne pas trop en parler. Je ne peux pas écrire un opéra « comme il faut ». Ce projet, c'est une autre tentative de me précipiter dans une confrontation. L'histoire de la petite fille aux allumettes est pleine de « messages », clairs et obscurs : critique sociale, solitude existentielle, protestation « régressive » – « le capital » de la petite fille, les allumettes brûlées pour se réchauffer, pour évoquer les hallucinations du « bonheur » et pour en périr. Dans mon enfance, j'ai connu Gudrun Ensslin, qui venait comme moi d'une famille religieuse, pleine d'idéaux, protestante en un sens radical ; elle s'est jointe à la Fraction Armée Rouge et, au début de sa carrière douteuse comme protestataire politique, elle a mis le feu à un grand magasin ; elle est décédée en 1977, suicidée ou assassinée, en tout cas victime d'une civilisation indifférente. Messages, hommages : comme compositeur, je ne m'intéresse cependant qu'à la structure de ce conte. Tout doit venir de là.
Votre œuvre intitulée Zwei Gefühle, pour récitant et orchestre, a-t-elle un lien avec ce projet d'opéra ?
A l'origine, Zwei Gefühle devait faire partie de l'opéra. Le texte est de Leonardo da Vinci, et pourrait introduire un élément « méridional » dans l'histoire scandinave et sentimentale du conte d'Andersen. Il parle du soufre des volcans – la matière avec laquelle on fabrique les allumettes –, des forces de la nature, de toutes ces éruptions du vent, de la mer, qui correspondent à l'inquiétude de la recherche. L'homme, conscient de son ignorance, se retrouvant devant une caverne, avec sa peur de l'obscurité et son désir de savoir ce qui s'y cache.
Comment définiriez-vous votre démarche par rapport à celle de la musique dite « spectrale » ? Si, en effet, on se réfère à votre idée de l'œuvre musicale comme constituant « un son », si l'on entend cette formule sans y prêter attention, sans prêter attention à son contexte spécifique, on pourrait croire à une certaine convergence.
Je connais probablement trop peu la musique spectrale. Je regrette que les œuvres de Grisey, de Dufourt, de Murail, de Lévinas soient si rarement jouées en Allemagne. J'en admire la fascination sensuelle et ingénieuse comme j'admire la fascination qu'exercent les cultures dont je ne fais pas moi-même partie. Je connais un peu mieux la musique de Gérard Grisey, que j'estime beaucoup pour la force de son intelligence créative. Mais je crois qu'aucun de ces compositeurs n'accepterait simplement une classification de son œuvre comme « musique spectrale ». La « musique spectrale » comme programme esthétique ou stylistique : cela me semble limité. J'aime l'idée d'une sorte d'« hyperconsonance », avec ses formants, dont se déduit la forme et le matériau sonore. Mais quant à moi, je préfère rassembler quasi par induction différents objets sous le même toit d'une pièce : alors ces objets acquièrent le rôle de formants qui — par la stratégie de la structuration — donnent un sens nouveau à l'idée même d'une telle « consonance » globale, qui en résulte et dont ils font partie. Là où la « consonance globale » se fonde sur des systèmes de fréquences et d'intervalles issus des formants « classiques » — là où elle se souvient en même temps des expériences de l'impressionnisme et du sérialisme —, l'idée d'une musique spectrale me semble se cramponner à une sorte de sécurité magique analogue à celle de la tonalité. Et ainsi, elle me semble être pleine d'éléments merveilleux et intéressants, mais aussi régressifs : l'idée d'un jardin séduisant, où l'on se promène en s'oubliant soi-même. Je suis fasciné, mais je me vois sur un autre chemin (ce que nous aurions peut-être en commun, c'est le même malentendu : ce que Marcel Duchamp, dans la peinture, aurait appelé un art rétinien ?).
Vous avez décrit certaines de vos œuvres comme une « musique concrète instrumentale ». Qu'entendez-vous par là ?
L'expression se réfère à la « musique concrète » de Pierre Schaeffer. Mais au lieu de prendre les bruits de la vie quotidienne comme éléments musicaux, il s'agit pour moi de comprendre le son instrumental comme message, comme signe de sa production.
Cet aspect énergétique n'est pas nouveau, mais dans la musique classique, il avait une fonction plus ou moins articulatoire (la harpe chez Mahler comme timbale déformée, les cuivres chez Bruckner comme un poumon surhumain, le pizzicato aigu des violons dans l'ouverture du Roi Lear de Berlioz, que Richard Strauss comparait à une artère qui aurait éclaté dans la tête du souverain). Dans la musique sérielle, cet aspect jouait un rôle secondaire, puisqu'il n'était pas du tout paramétrisable par quantification, et dans la musique électronique, comme tout passe par la membrane du haut-parleur, il était tout à fait perdu. A partir de temA et Notturno, jusqu'à Accanto, je l'ai placé au centre de ma conception musicale, et c'est à partir de là que se précisaient la hiérarchie et les polyvalences des éléments sonores de mes œuvres. Le son n'était alors plus compris comme un élément à varier sous l'aspect de l'intervalle, de l'harmonie, du rythme, du timbre, etc., mais avant tout comme le résultat de l'application d'une force mécanique sous des conditions physiques qui sont contrôlables et variables par la composition : le son du violon compris et réglé comme résultat d'une friction caractéristique entre deux objets caractéristiques, comme une version particulière parmi d'autres modes de friction et d'autres objets qui, jusqu'alors, n'appartenaient pas à la pratique philharmonique. Ce qui conduit à l'expérience du bruit et du son dénaturé comme partie intégrante d'un continuum caractéristique.
Mes œuvres qui participent de cet aspect ont provoqué de véritables scandales, y compris sur la scène de la soi-disant avant-garde qui, à l'époque, semblait pourtant être immunisée contre toute sorte de provocation : ce fut le cas avec Air à Darmstadt en 1969, avec Kontrakadenz à Munich en 1971, partout où l'on a joué temA et Pression, puis avec Klangschatten à Varsovie en 1978, avec Tanzsuite à Donaueschingen en 1980. Ces scandales provoqués innocemment m'ont conféré une auréole de Saint Jean Baptiste dans le désert des bruits, spectre obligé dans le parc des sensations avant-gardistes.
On a essayé d'expliquer cette musique comme refus de la beauté : geste moral et polémique — n'oublions pas que c'était l'époque des étudiants révoltés. Enfin, après toutes ces fanfares structuralistes ou surréalistes, j'étais parmi les premiers à me souvenir de cet idéal de beauté dans l'art qui exige justement que l'idée de beauté se redéfinisse toujours, afin qu'elle reste vivante. Dans ce sens, chaque innovation représente au fond une telle polémique involontaire par sa confrontation avec la commodité générale.
L'idée d'une « musique concrète instrumentale » a signifié pour moi une poussée décisive dans le développement de mon travail. Elle m'a aidé à me débarrasser des carcasses. Au fond, je n'ai jamais abandonné cette idée jusqu'à aujourd'hui. Mais dans mes compositions depuis Harmonica, je l'ai modifiée, sublimée, relativisée aussi, je l'ai adaptée et intégrée dans d'autres hiérarchies du matériau sonore. Dans un certain sens, comme l'oiseau quittant son nid occupé par d'autres, j'ai fui ces déformations du jeu instrumental et l'aspect bruitiste des sonorités qui en résultent. Dans le paysage que je m'étais rendu accessible, des touristes se promènent aujourd'hui. Cela m'a conduit en quelque sorte à me rapatrier, et je suis en train de découvrir ce que je croyais connaître déjà. Je lis parfois des analyses comme celle de Mouvement, une pièce que j'ai écrite plus tard, dans laquelle l'auteur s'étonne de l'organisation des hauteurs qui lui semble contradictoire avec l'idée d'une « musique concrète instrumentale ». Voilà que le tiroir ne fonctionne plus bien. Ce sont les petits accidents inévitables si l'on oublie que la créativité — bien qu'elle n'oublie rien — jamais ne s'arrête.
Entretien avec Helmut Lachenmann, recueilli par Peter Szendy, programme du Festival d'automne à Paris, cycle Helmut Lachenmann.