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Pensées rhapsodiques et déséquilibrées sur la musique et sur mes oeuvres en particulier

Sciences, musique et langues

Aussi différents soient les critères qui président aux arts et aux sciences, il existe néanmoins des points communs, du seul fait que les êtres humains qui travaillent dans ces deux domaines sont portés par la curiosité. Il s'agit de sonder des systèmes que d'autres n'acceptent pas encore, d'esquisser des structures jusqu'alors inexistantes. L'idée que les scientifiques partiraient de faits objectifs tandis que les créateurs feraient jaillir leurs univers du néant n'est que partiellement juste. Si les sciences expérimentales reposent pour l'essentiel sur des faits, ce n'est pas le cas de la science «la plus exacte», la mathématique, puisque les règles du jeu y sont fixées de manière plus ou moins arbitraire.

Les véritables jeux, comme les échecs, ou même les rites religieux, ne ressortissent pas plus de la science que de l'art. Néanmoins, on trouve dans plusieurs arts, dont la musique, des analogies avec les jeux et les rites : les règles d'enchaînement se sont formées progressivement tout au long de l'histoire, et sont déterminées par le contexte culturel respectif, devenant des conventions.

Il existe également des analogies, voire des recouvrements, entre les langues et la musique. Si une structure mathématique est plus ou moins cohérente, tel n'est pas le cas des langues qui forment plutôt des «système lacunaires», tout comme les différentes grammaires musicales.

La tradition culturelle européenne tend à effectuer une distinction radicale entre langue et musique. D'un point de vue acoustique, les phonèmes, et plus particulièrement les consonnes, très proches du bruit, possèdent des oscillations apériodiques. Par «son musical», l'Européen entend surtout un spectre sonore dans lequel les mouvements périodiques prédominent, ce qui n'est pas vrai de toutes les cultures.

Plus généralement, le concept de musique varie d'une culture à l'autre, si bien qu'on ne peut répondre à la question : «Qu'est-ce que la musique ?», qu'en fonction du contexte. Dans les cultures de langue bantoue qui accordent une fonction sémantique à la hauteur du son, on peut littéralement «parler» en musique. Dans ces cultures, la musique n'est pas un concept à part, mais soit elle coïncide avec la langue parlée, soit avec des modèles de tension musculaire changeante (dans la danse ou dans le jeu instrumental). Le chinois et le vietnamien sont des langues à intonation, comme le bantou ; cependant, dans ces deux cultures asiatiques, langue et musique entretiennent entre elles des rapports différents : dans les textes chantés, la mélodie doit suivre l'intonation parlée mais musique et langue sont des modèles culturels séparés, émanant de deux chaînes de tradition différentes.

Quand on cherche à définir la musique comme un genre d'art acoustique, on se heurte aussi à des difficultés. Les ondes sonores, c'est-à-dire les variations périodiques ou apériodiques de pression de l'air, sont bien porteuses de musique, mais qualitativement, la musique se situe sur un autre plan que celui de l'acoustique pure. Prenons pour comparaison le saut de qualité existant entre image et pixel. Des points colorés, ou des éléments d'image, apparaissent et disparaissent de l'écran de télévision comme des éclairs, pourtant, ils ne quittent jamais leur place. Les pixels rigides sont porteurs de l'image en mouvement, mais l'image à l'écran existe comme supra-signal à un niveau supérieur de perception. En tant que séquence acoustique, une langue se comporte différemment de la musique vis à vis de l'écriture, donc d'une notation optique, visuelle. Nous pouvons lire de tête une écriture familière, celle du latin par exemple, et nous comprenons le contenu sans avoir besoin de sa matérialisation acoustique ; c'est une question d'éducation, d'habitude. Les gens peu instruits lisent à haute voix. Mais le lecteur ne peut pas reproduire à «voix haute» une musique notée à plusieurs voix, et «de tête», elle demeure une abstraction. La notation musicale constitue un code entre l'interprète et le compositeur, non entre le compositeur et l'auditeur. [...]

Itinéraire du système tonal

L'un des particularités de la tradition européenne réside dans les formules de cadence, ou clausules, tournures mélodiques stéréotypées de fin de phrase (allant dans la majorité des cas de la sensible à la finale). Du temps de l'Ecole de Notre-Dame, vers 1200, cette tendance aux clausules fixes n'était pas encore dominante, mais elle s'est imposée progressivement au cours des deux cents ans qui mènent de Pérotin à Machaut et Ciconia ; à partir de Dufay, soit de 1450, elles deviennent dominantes. La formation de la tonalité est un phénomène typiquement européen, causé par les clausules : la sensible qui tend vers la finale est comprise comme la tierce majeure d'un accord de dominante, tandis que la finale qui s'y enchaîne devient la fondamentale de l'accord parfait de tonique. C'est ainsi que l'enchaînement sensible-finale s'élargit en une cadence tonale polyphonique. Par la suite (à partir de 1600), chaque tierce d'un accord parfait peut devenir sensible, ce qui conduit au principe des dominantes secondaires et de la modulation.

Haydn et Mozart sont les deux compositeurs européens chez lesquels la tonalité, c'est-à-dire les cadences, construite sur la dominante, et les modulations, construites sur les dominantes secondaires, réalisent un équilibre parfait et apparaissent dans leurs formes les plus pures. Chez Bach, l'équilibre était encore précaire, les modulations émanant souvent de formules mélodiques «déformées de force», tandis que chez Schubert, la toute puissance de la cadence parfaite est affaiblie par l'apparition fréquente de la tierce comme note de basse des accords.Cependant, la musique de Bach - et celle de Vivaldi plus encore - était très équilibrée du point de vue de l'articulation rythmique et métrique. Les fils de Bach, puis les compositeurs de l'Ecole de Mannheim, et enfin Haydn ont détruit la continuité «baroque». Les structures tonales et «modulatoires» parfaites de Haydn sont totalement déséquilibrées du point de vue de l'articulation rythmique, avec notamment des figures rythmiques contrastées à l'intérieur d'un même groupe thématique.

C'est au plus tard chez Chopin que le rôle des dominantes secondaires s'accroît tellement au sein du système des modulations que la colonne vertébrale de la tonalité vacille. La première pièce atonale de l'histoire de la musique pourrait bien être le finale Prestissimo de la Sonate en si bémol mineur de Chopin.

D'ici Wagner, il n'y a qu'un pas. Wagner était-il encore un compositeur tonal ? Dans Tristan ? On n'y trouve presque uniquement des dominantes secondaire, et tout y est organisé tonalement de manière si extrême que la tonalité, en tant que cadre, disparaît. Les conséquences sont visibles chez Reger, Richard Strauss, Scriabine et Schoenberg.

Debussy a parcouru le chemin inverse : cadences, enchaînement de dominantes secondaires et d'accords de sensible ont quasiment disparu. Si Wagner a détruit la tonalité par surcharge, Debussy l'a minée par évidement. Debussy a même détruit la directionnalité des événements harmoniques : ses pièces pour piano Cloches à travers les feuilles ou Pagodes, sa pièce d'orchestre La Mer témoignent de l'influence de la musique pour gamelan de Java et Bali. Pour Debussy, les conceptions musicales sans cadences de l'Asie du Sud-Est ont eu le même effet libérateur que l'estampe japonaise sur la peinture de Van Gogh. C'est dans son ballet Jeux que Debussy se montre le plus radical : la forme y évolue de manière «végétative», elle «prolifère» sans se développer véritablement. Stravinsky a poursuivi dans cette direction formelle en juxtaposant des blocs séparés et contrastés, avec des collages musicaux, des montages de type cinématographique, surtout à partir de ses Symphonies d'instruments à vent.

A propos de mon itinéraires : influences

Dans ma jeunesse, j'ai été très influencé par les conceptions formelles beethovéniennes de Bartók, restant sourd à la forme debussyste. En m'endormant ou en me promenant quand j'étais enfant, j'imaginais des pièces de musique du début à la fin, telles qu'on aurait pu les entendre au disque (à la maison, l'unique instrument que nous possédions était un phonographe). Je pensais que tous les enfants imaginaient de la musique. Le fait que ce ne soit pas le cas a sans doute influencé par la suite mon choix de devenir compositeur.Durant mes études de composition, je pensais encore selon les catégories classiques de travail thématique et motivique et de développement. A Budapest, on jouait souvent Debussy (rarement Stravinsky), mais il me paraissait démodé et Bartók moderne en raison de l'accumulation des secondes mineures dans sa musique. L'idéologie de la modernité était alors un geste de protestation politique contre l'interdiction de l'«art dégénéré», d'abord par les nazis, puis par la dictature communiste. Debussy s'est vu interdit au même titre que Schoenberg (et Bartók), pourtant, je m'intéressais moins à lui dans un premier temps, du fait de sa construction harmonique basée sur des superpositions de tierces. Nous ne connaissions Schoenberg, Berg et Webern que par ouï-dire : de par leur atonalité, ils étaient enveloppés de l'aura des martyres de l'interdiction la plus farouche, et nous en avions fait nos héros.

Ce n'est que vers 1950, à l'âge de vingt sept ans, alors que j'étais jeune professeur d'harmonie et de contrepoint au Conservatoire de Budapest, que j'ai commencé à me révolter contre Bartók et la notion de travail thématique.

Je ne connaissais pas Farben de Schoenberg, et le Prélude du Rheingold de Wagner fut pour moi le modèle d'une musique non-thématique, qui ne «travaille pas». Ce Prélude, ainsi qu'un détour par Parsifal, m'ont permis de comprendre la modernité de la forme chez Debussy. Dans mon imagination, le statisme de cette forme s'est combiné à la vibration et à l'irisation.Tandis que je me détachais progressivement de Bartók, durant la première partie des années cinquante, je continuais à composer essentiellement sous son influence : je ne pouvais pas encore noter des formes musicales statiques non-bartókiennes, tant j'étais encore prisonnier d'une pensée se déroulant en mesures. En 1956, j'ai écrit ma première partition sans mesures, Vísiók (Visions). C'était non seulement une musique sans métrique, mais aussi sans mélodie, sans rythme, sans harmonie, avec à la place des blocs emplis de chromatisme. La vibration intérieure était produite par des modèles d'interférences, par les oscillations résultant des frottements entre les différentes voix.

Fin 1956, j'ai quitté la Hongrie et gagné Cologne pour travailler au Studio de musique électronique de la Westdeutscher Rundfunk. L'expérience du studio a été fondamentale pour mes oeuvres orchestrales et vocales ultérieures, bien que j'aie arrêté de composer avec des sons électroniques dès 1959. Le studio permettait de réaliser des structures sonores complexes par montage de sons sinusoïdaux isolés (pas de réaliser une véritable synthèse de Fourier, mais plutôt une superposition de multiples couches). J'ai alors combiné ce que j'avais appris au Studio avec mes connaissances contrapuntiques acquises à Budapest. Parmi les grands maîtres de la polyphonie, j'avais à l'époque été surtout impressionné par Ockeghem : il existe chez lui de structures que je qualifierais de «stagnantes» du fait que les voix se chevauchent constamment comme les vagues. Les pièces d'orchestre Apparitions (1958-1959) et Atmosphères (1961), comme le Requiem (1963-1965), se composent de trames polyphoniques aux couches multiples, avec des interférences ; j'ai appelé cette technique d'irisation «micropolyphonie», bien que «polyphonie sursaturée» eut été plus adéquate.

Au cours des années soixante, j'ai abandonné cette voie afin de ne pas tomber dans la répétition de clichés. J'ai toujours eu tendance à ne pas trop apprécier les artistes qui développent un seul procédé et le reproduisent durant toute leur vie. Dans mon propre travail, je préfère remettre toujours en cause les procédés, les modifier, voire les abandonner et les remplacer par d'autres. En science, ou plus précisément en recherche fondamentale, chaque problème résolu en soulève de nouveaux. En art, où les critères sont totalement autres, il n'y a pas de problèmes mais des solutions : différentes conceptions et différentes manières de les réaliser.

Les modèles des interférences et des flux avec lesquels j'ai travaillé à la fin des années cinquante et au début des années soixante, m'ont amené - dès que j'ai pu les réaliser - à des conceptions totalement différentes. J'ai commencé à construire des sous-structures rythmiques et mélodiques à l'intérieur même des surfaces irisées, ce qui, en une trentaine d'années, m'a conduit à des compositions d'une polyrythmie extrêmement complexe comme dans mon Concerto pour piano qui date de la seconde partie des années quatre-vingt.

Analogies et digression

Mais je n'ai aucune idée précise d'où cela va me mener : je n'ai pas de vision arrêtée de l'avenir, de plan ; je change de direction d'oeuvre en oeuvre, tâtonnant comme un aveugle dans un labyrinthe. Dès qu'une étape est réalisée, elle fait partie du passé, et d'innombrables ramifications se présentent pour l'étape suivante.

L'étape suivante est-elle arbitraire ? Cette question touche aussi à la valeur d'une oeuvre d'art au sein d'une culture donnée, c'est-à-dire parmi les conventions en vigueur. Si je me soumets totalement à la convention, ma production n'a pas de valeur. Si je me situe totalement en marge, elle n'a pas de sens. Le renouvellement des arts consiste toujours en la modification progressive de ce qui existe déjà. Turner a copié les paysages de Claude Lorrain, et utilisé ses arrière-plans de ciel et de nuages comme unique matériau de ses peintures diffuses, remplies d'atmosphère. Grâce aux innovations de Turner, Monet a pu peindre le «mouvement», la mer, les arbres, la lumière, sans dessiner les contours, uniquement avec des couleurs. Cézanne a transposé la technique coloriste de Monet à des espaces statiques : le mouvement s'est figé, bien que les contours soient fait de couleurs et non pas dessinés. (Cézanne a plutôt été influencé directement par Pissarro dont la technique s'est développée parallèlement à celle de Manet et Monet.) Pendant sa période cubiste, Picasso, à son tour, a modifié l'élément statique et tectonique de Cézanne pour en faire une stylisation géométrique. Mondrian, finalement, a réduit cette stylisation géométrique à une division de surfaces animées au moyen de structures «vibrantes» en forme de barres. Le passage de Lorrain à Mondrian que je viens d'esquisser est un itinéraire totalement arbitraire ; on pourrait mettre en évidence d'autres filiations, car il ne s'agit pas ici de nécessité historique mais de «coups sur l'échiquier».

Nouvelles Influences

En ce qui concerne l'enracinement de mon travail dans la tradition, j'ai déjà décrit la substitution progressive de Debussy à Bartók comme figure du père. Mahler et la seconde école de Vienne ont également eu pour moi une grande importance, tandis que j'ai appris surtout de Stravinsky à penser de manière odiomatique pour les instruments. Durant ma période micropolyphonique, j'ai eu pour modèles les compositeurs franco-flamands de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Mais au cours des années 80, j'ai été de plus en plus attiré par la complexité rythmique et métrique de la période précédente, celle de la notation mensuraliste : j'ai commencé à m'intéresser à la musique de Machaut, Solage, Senleches, Ciconia, Dufay dont j'ai tiré beaucoup d'enseignements. Il ne s'agit pas d'une influence stylistique mais technique, dont on peut voir les effets dans mes Etudes pour piano, mon Concerto pour piano ou les Nonsense Madrigals qui sont des oeuvres de la seconde moitié des années quatre-vingt. J'ai alors abandonné la micropolyphonie au profit d'une polyphonie au dessin plus géométrique et au rythme «multidimensionnel». Par «multidimensionnel», je n'entends pas quelque chose d'abstrait, mais l'illusion acoustique d'une profondeur spatiale, d'une troisième dimension qui ne saurait exister de manière objective dans une oeuvre musicale mais qui, dans notre perception, apparaît comme une image stéréoscopique. J'ai réalisé ce genre d'illusions acoustiques pour la première fois dans ma pièce pour clavecin Continuum (1968), sous l'influence graphique de Maurits Escher. Dans des pièces plus récentes comme les Etudes pour piano Désordre, Automne à Varsovie ou Vertige, ces illusions se manifestent de manière encore plus évidente, d'autant plus que les mains du pianiste semblent jouer à plus de deux vitesses différentes.

Mais il existe encore d'autres influences. Tout d'abord, ma prédilection pour l'élégance du jazz et pour l'énergie rythmique du folklore (semi-commercial) latino-américain. Ensuite, depuis 1980, mon amour pour la musique de Conlon Nancarrow dont je considère les Studies for Player Piano polyrythmiques comme un tournant de la musique de notre siècle. Ensuite, depuis 1983 et parallèlement à mon intérêt pour la musique mesuraliste, je me suis tourné vers différentes musique extra-européennes, qu'elles soient de haute culture ou de tradition orale. L'étude de la technique rythmique dans différentes cultures musicales du sud du Sahara a été pour moi déterminante, sans pour autant que j'en aie emprunté des éléments folkloriques : j'ai en fait combiné mes connaissances de la notation mensuraliste et celles de la pulsation ultra-rapide de la musique africaine. De cette combinaison est née le fondement compositionnel de la polyrythmie et de la polymétrie de mes Etudes pour piano et du Concerto pour piano.

Je mentionnerais encore une quatrième étape. Quand, en 1961, j'ai composé ma pièce pour orchestre Atmosphères dont le contenu consiste en modifications d'états, en perturbations et en turbulences, je n'avais aucune idée du fait qu'à la même époque, Edward Lorenz, au MIT, mettait au point un système de simulation météorologique sur ordinateur, laquelle a conduit à la découverte des strange attractors (les attracteurs étranges) ; ni que la recherche dans le domaine de la turbulence et l'étude des systèmes dynamiques allaient révolutionner les sciences naturelles. Je travaille toujours de manière empirique et non mathématique ou scientifique, plutôt à la manière d'un artisan, mais selon un mode de pensée inconsciemment proche de la géométrie. Ce n'est qu'en 1984 que j'ai pris conscience du parallélisme, lié à «l'air du temps», qui existait entre les recherches mathématiques menées depuis les années soixante et mes propres travaux compositionnels. J'ai alors vu les premières représentations sur ordinateur des ensembles fractals de Julia et de Mandelbrot réalisées par Heinz-Otto Peitgen et Peter H. Richter.

Malgré ce parallélisme, je continue de penser que je ne compose pas d'une manière «scientiste» ou pseudo-scientifique qui tiendrait de l'idéologie pure. (Ce qui ne veut pas dire que je refuse les sons générés par ordinateur : au contraire, je considère que l'avenir de la composition par ordinateur a déjà commencé !) J'ai dit au début de cet article que la musique n'a pas besoin de posséder une cohérence absolue au sens mathématique, ou au sens de la logique formelle. Même la construction logique d'une fugue de Bach n'est qu'apparente : s'il est vrai qu'elle n'a rien d'arbitraire, sa cohérence repose sur une grammaire musicale qui dépend de la convention culturelle, et donc est dépourvue d'une objectivité logique et radicale. En spécifiant les règles stylistiques, c'est-à-dire les différentes possibilités d'enchaîner les éléments - on peut réaliser des exercices simples d'harmonie et contrepoint sur ordinateur, ce qui s'est fait dès les années cinquante ; mais cette possibilité de modéliser la musique me semble très restreinte (ce n'est peut-être que provisoire, je ne veux pas présager de l'avenir).

Pour l'instant, savoir si nous tendons vers une intelligence artificielle forte (strong) ou faible (weak) relève aussi de la croyance. Pour ma part, j'entretiens l'espérance que les partisans du strong vont l'emporter, et qu'une véritable musique par ordinateur sera possible, mais elle sera sans doute aussi éloignée des rêves de modélisation actuelle que les découvertes techniques d'aujourd'hui le sont des imaginations de Jules Verne. La transformation des arts par le biais de l'intelligence artificielle n'appartient pas au futur, mais à la réalité actuelle, bien que dans ce domaine, les réalisations artistiques semblent encore très dilettantes. Mais cela changera, et c'est aussi affaire de pédagogie. Aujourd'hui, une formation artistique ou technique complète représente à elle seule la totalité de l'investissement en temps d'un étudiant, et dans le domaine de l'art assisté par ordinateur, la partie technologique domine. Dès que de véritables personnalités artistiques maîtriseront la technique nécessaire, un «art artificiel» de valeur fera son apparition. La musique par ordinateur, ou cette «musique artificielle» aura-t-elle encore quelque chose à voir avec les créations réalisées selon normes compositionnelles en cours actuellement ? La réponse reste de l'ordre de la conjecture.

Considérations subjectives

Revenons aux techniques de composition «habituelles», sous forme de considérations hautement subjectives. Je tends à distinguer une «bonne» d'une «moins bonne» musique selon que le compositeur retranscrit simplement ce qui lui vient à l'esprit ou qu'il retravaille ses esquisses jusqu'à ce que «l'engrenage se mette en marche», jusqu'à ce qu'une impression de cohérence se dégage. La nature des rouages et le moment où les dents mordent dépendent du contexte culturel dans lequel vit le compositeur, et du niveau où il situe la barre de sa propre exigence. William Yeats a merveilleusement décrit ce phénomène : «C'est comme jouer avec les morceaux d'un casse-tête qui doit finalement tenir dans sa boîte. On redispose sans cesse les pièces différemment, jusqu'à ce que soudain, de manière inexplicable, elles tiennent parfaitement dans la boîte et le couvercle se referme.»

Dans l'histoire du langage musical, il existe des moments heureux qui permettent au compositeur de noter spontanément ce qui lui vient à l'esprit, et où cet état coïncide avec l'oeuvre «cohérente» et parfaitement travaillée. Du fait de la maturité à laquelle était parvenu l'harmonie fonctionnelle et la périodicité métrique de la phrase, la seconde partie du XVIIIe siècle, avec Mozart et Haydn, a été l'un de ces moments. Sans doute Mozart était-il prédestiné par la génétique, ou par une éducation musicale rigoureuse et adéquate que lui avait prodigué son père, à devenir le plus grand compositeur de l'histoire, mais le moment historique était également favorable à cette éclosion : Mozart avait besoin du terreau constitué par un système tonal équilibré et établi pour créer cette perfection. Beethoven était presque aussi génial (bien que, comparée à celle de Mozart, sa formation ait été beaucoup moins favorable) et ses dernières sonates ou ses derniers quatuors témoignent, d'une manière différente, de la même grandeur. Mais, à une époque où la tonalité et la périodicité du discours ne se trouvaient plus en parfait équilibre, il a du comme arracher cette perfection à la matière.

Les jours heureux où l'harmonie régnait entre le langage musical et la volonté créatrice du compositeur sont désormais révolus. Dans le contexte musical et culturel complexe d'aujourd'hui, il n'existe plus de syntaxe ou de grammaire obligée. Il serait d'ailleurs utopique et totalitaire de vouloir en établir une. [...]

Le système tonal européen qui a régné sous différentes formes entre 1600 et 1900 a sans nul doute été la plus évolutive des syntaxes jusqu'alors existantes. On peut le regretter avec nostalgie, mais il me semble que malgré les tentatives de réanimation artificielle, malgré tous les collages «post-modernes» plus ou moins ironiques qui sont aujourd'hui les accessoires de la mode néo-tonale, il ne survivra pas. Et l'on ne peut savoir si le pluralisme actuel du langage musical se cristallisera à nouveau en une syntaxe générale.

Un style libre de toute idéologie

Si, il y a vingt ou trente ans, j'ai appartenu plus ou moins au groupe de compositeurs dits d'avant-garde, aujourd'hui, je ne me sens plus lié par une quelconque idéologie de masse. La protestation de l'avant-garde était le geste politique d'une élite. Avec l'effondrement de l'utopie socialiste et l'évolution de la civilisation technologique par la diffusion de la micro-informatique, le temps de l'avant-garde artistique est révolu. Comme le «beau» post-moderne m'apparaît comme une chimère, je suis à la recherche d'un autre type de modernité qui ne soit ni retour à, ni une protestation ou une critique à la mode. Aussi bien l'harmonie tonale que l'atonalité ont été épuisées, tout comme le tempérament égal à douze demi-tons. Beaucoup de cultures ethniques, en Afrique et surtout en Asie de Sud-Est, offrent des exemples de systèmes d'intonation totalement différents : les divisions pentatoniques ou heptatoniques de l'octave - égales ou inégales - en usage de la Thaïlande aux îles Salomon renferment d'innombrables points de départ pour un nouveau type de tonalité qui aurait d'autres règles que celle de l'harmonie fonctionnelle.

C'est pourquoi l'exemple de Debussy et de Java me paraît si important : Debussy n'a pas utilisé l'influence sud-est asiatique comme un emprunt folklorique mais comme un changement de paradigme grammatical.

Il y aurait aussi à réfléchir sur l'emploi du spectre des harmoniques. Le livre de Henry Cowell New Musical Resources a été écrit en 1919, publié dans les années 20, mais vite oublié. Les idées de Cowell n'ont été développées sérieusement que par Harry Partch, mais tous deux demeurent des excentriques et des marginaux américains. Depuis une quinzaine d'années, il existe aux Etats-Unis, et de plus en plus en Europe, un «mouvement micro-tonal» qui se réfère à Partch. (Le terme «micro-tonal» n'est pas exact car il s'agit d'harmoniques naturels ; on ne peut parler d'inflexions d'intonation micro-tonales que si l'on considère le tempérament égal comme étant la norme.) La difficulté que cette tendance rencontre à s'imposer vient surtout du fait que les instruments construits spécialement par Partch étaient extrêmement rares. La situation s'est beaucoup améliorée avec l'apparition du premier synthétiseur à accord libre, le Yamaha DX 7 II (dont j'avais proposé le développement à John Chowning, l'inventeur de la synthèse numérique du son basée sur la modulation de fréquence). Mais le synthétiseur reste un instrument électronique qui souffre de ne produire les sons qu'à travers des hauts-parleurs.

Mon projet consiste à créer de nouveaux types d'intonation (et de tonalité) avec des instruments acoustiques, en les accordant de manière particulière (surtout les instruments à cordes), et en les combinant avec des instruments accordés de manière traditionnelle. Je considère l'idée du mouvement des sons naturels comme celle d'une secte du même type que celle des tenants de l'alimentation biologique. Mon projet est celui d'un style libre de toute idéologie, impur, dans lequel harmoniques, échelles pentatoniques, heptatoniques, tempérées et non tempérées se combineraient de manière pragmatique en une langue, et ce non pas selon un principe général, mais selon les possibilités de chaque instrument isolé et de l'effectif instrumental requis par chaque pièce.

Tout ceci ne concerne que mes propres idées, et je ne prétends nullement que les autres compositeurs se livrent genre de fantaisies - chacun des nous a ses propres idées, et il serait prétentieux de revendiquer à la préséance.

Concernant la situation générale - la mienne et celle de mes collègues compositeurs - je sais que le compositeur de musique classique d'aujourd'hui vit dans sa petite niche culturelle, coincé entre une musique de variété envahissante et les lustres délirants du monde traditionnel et prestigieux du concert et de l'opéra. Du point de vue des mécènes actuels (les sponsors), les compositeurs de musique contemporaine ne peuvent être qu'un seul alibi, étant totalement inutiles. Même si la «niche» qui nous reste est minuscule et sans fonction sociale apparente, elle est comme la paroi d'une bulle de savon : son épaisseur est infiniment petite, sa capacité de dilatation infiniment grande, tant que la bulle continue d'exister !

György Ligeti, Traduit de l'allemand par Lucie Kayas ; Révision : György Ligeti, Louise Duchesneau. 

Extraits du discours de réception du prix Balzan, paru en allemand dans la « Neue Zeitschrift für Musik », janvier 1993. Traduction française : Programme du Théâtre du Châtelet, 1996-1997, cycle György Ligeti.