Texte cité dans

de Simone Weil et Ossip Mandelstam

I - JOURNAL D'USINE

Récitant
Les choses jouent le rôle des hommes.Les hommes jouent le rôle des choses.

Instrumentistes
Rondelles à presse à main - à presse légère... cosses... clinquants... plaquettes d'entrefer... marquer rivets... bon non coulé... 560 rondelles en tout... plaques de serrage à la cisaille... avec Jacquot... rivetage au grand balancier...

Récitant
Qui sort de l'île ne tourne pas la tête.

Instrumentistes
Déflecteur du doigt mobile... avec Robert... mise par Jacquot à cosses... fais mes cosses... recuis...

Récitant
Transmutation de l'homme en ouvrier.

Simone (mezzo)
Maux de tête vifs en me levant... par malchance à côté de moi la chose tournante au bruit infernal... à midi à peine capable de manger, mais cela n'empêche pas la vitesse...

Instrumentistes
... fais mes cosses, finis seulement à 11 heures 3/4... cosses les mêmes... continue mêmes pièces... marquer rivets... recuis au petit four... poignées à la cisaille...

Récitant
Les choses jouent le rôle des hommes.

Simone
... cosses finies seulement à 11 heures 3/4... très fatigant à la longue, car la pédale est très dure... mal au ventre... crainte de mal buter... ça va un peu mieux... mais bouts des doigts sanglants.

Instrumentistes
796 pièces jusqu'à 2 heures et quart... marqué 4 heures... plaques de serrage à la cisaille... avec Jacquot jusqu'à 3 heures et quart... gagné 13,50 F... bon non coulé... continue mêmes pièces jusqu'à 8 heures... mardi arrêt...

Récitant
Ce repliement sur le présent produit une sorte de stupeur.

Simone
Mercredi matin... Le soir je me sens pour la première fois vraiment écrasée de fatigue... après-midi vifs maux de tête. Je suis horriblement énervée.
Qui sort de l'île ne tourne pas la tête...

Instrumentistes
Rivetage de doigts de contact avec Léon jusqu'au soir. Mercredi idem... Polissage des mêmes rondelles jusqu'au soir... plaques de serrage à la cisaille avec Jacquot... 796 pièces jusqu'à 4 heures et quart... Payé 1 F, 12 %... gagné 9,90 F... Planage au petit balancier de ces mêmes rondelles... Rivetage... encore rivets dans bandes... Machine démolie par Ilion... douilles à poinçonner dans drageoir... Mais il manque des rivets... arrêt... Jeudi. Toute la journée : rivetage des armatures. Vendredi. Finis rivetage... Machine démolie...

Récitant
Les hommes jouent le rôle des choses.

Simone
Qui sort de l'île ne...

II - LE RETOURNEMENT (transition)

Simone
tourn - n - n - non seulement que l'homme sache ce qu'il fait, mais qu'il perçoive l'usage, que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation.

III - SEPT FRAGMENTS SUR LA PAUVRETE

(à travers 21 fenêtres)

Récitant et Simone

a) L'amour
Peu probable qu'une vraie guérison puisse s'accomplir sans quelques actes de folie dans le genre des noces de saint François avec la pauvreté.

b) La déconsidération de l'argent
Il faut que l'argent soit déconsidéré. Son prestige empêche non seulement que les âmes trouvent de la nourriture, mais aussi que dans l'état de famine où elles se trouvent elles connaissent leur propre faim... car il est trop facile d'attribuer la souffrance au manque d'argent.

c) L'égalité
Garder la monnaie comme comptable. L'éliminer comme juge et bourreau. Que jamais le manque d'argent ne soit une source de souffrance. Si quelqu'un n'a pas d'argent quelque chose ne colle pas.

d) La poésie
Il y a dans la pauvreté une poésie dont il n'y a aucun autre équivalent. C'est la poésie qui émane de la chair vue dans la vérité de sa misère. Une condition d'une extrême beauté... est d'être presque absente.

e) La condition humaine
Il faut mettre les conditions humaines dans la catégorie des choses non mesurables... qu'il soit publiquement reconnu qu'un mineur, un ingénieur, un ministre ne soit pas plus ou moins l'un que l'autre.

f) Le mensonge de la richesse
C'est le mensonge enfermé dans la richesse qui tue la poésie. C'est pourquoi les riches ont besoin d'avoir le luxe comme ersatz. C'est à cause du mensonge de la richesse que saint François n'en a pas voulu. Il a cherché dans la pauvreté non la douleur, mais la vérité et la beauté.

g) La compassion
Aimer la poésie de la pauvreté n'est pas un obstacle à la compassion pour les pauvres. Au contraire : car la compassion est à la racine de cette poésie.

IV - REFLEXIONS SUR LA REVOLTE

Simone et instrumentistes

Consumée par le chagrin de ne pouvoir obtenir une mission en France, Simone Weil tomba malade et fut hospitalisée en avril 1943. Elle mourut quatre mois plus tard.

Le chagrin d'être si loin des lieux où on lutte et où on souffre, aggravé par la solitude morale... Le malheur répandu sur la surface du globe terreste m'obsède et m'accable au point d'annuler mes facultés... Si on me garde dans cette île, je demanderai de disparaître dans l'obscurité du travail physique.

V - LA PORTE

Simone et contre-ténor

Ouvrez-nous la porte... nous verrons les vergers...
Nous boirons leur eau froide...
La longue route brûle...
Nous errons sans savoir...

Nous voulons voir des fleurs. Ici la soif est sur nous.
Attendant... souffrant... devant la porte
S'il faut nous rompons cette porte avec nos coups.
Nous pressons... poussons...

... Languir... attendre... vainement
... elle est close...
Nous fixons nos yeux...
Nous la voyons toujours ; le poids du temps nous accable.

La porte en s'ouvrant laisse passer tant de silence.

Seul l'espace immense... le vide... la lumière...
... lave les yeux... aveugles sous la poussière.

VI - LE SILENCE (transition)

« Entendre tous les bruits à travers le silence... »

VII - PROLOGUE

« Misérable qui ne comprends rien. Viens avec moi, je t'enseignerai des choses dont tu ne te doutes pas. » Je le suivis.

« Agenouille-toi » « Je n'ai pas été baptisé » « Tombé à genoux... avec amour comme devant le lieu où existe la vérité. »

Il me fit sortir et monter jusqu'à une mansarde d'où l'on voyait par la fenêtre ouverte toute la ville... Il me fit asseoir.

Nous étions seuls. Il parla.

Ce n'était plus l'hiver. Ce n'était pas encore le printemps.

La lumière montait, resplendissait, diminuait... De nouveau l'aurore montait.

Parfois il se taisait, tirait d'un placard un pain, ... nous le partagions. Ce pain avait vraiment le goût du pain. Je n'ai jamais plus retrouvé ce goût.

Il me versait et se versait du vin.

Pafois nous nous étendions sur le plancher... la douceur du sommeil descendait sur moi... je me réveillais et je buvais la lumière du soleil.

... Il ne m'enseigna rien...

« Maintenant va-t'en. » Je tombai à genoux... je le suppliai de ne pas me chasser. Mais il me jeta dans l'escalier. Je le descendis sans rien savoir, le cœur comme en morceaux. Je marchai dans les rues... je m'aperçus que je ne savais pas du tout où se trouvait cette maison.

Je n'ai jamais essayé de la retrouver. Je comprenais qu'il était venu me chercher par erreur...

Je sais bien qu'il ne m'aime pas. Comment pourraît-il m'aimer ? Et pourtant au fond de moi quelque chose, un point de moi-même, ne peut pas s'empêcher de penser en tremblant de peur que peut-être, malgré tout, il m'aime.

VIII - EPILOGUE

Quand on frappe avec un marteau sur un clou, le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans que rien s'en perde, quoiqu'elle ne soit qu'un point...

... douleur physique, détresse de l'âme et dégradation sociale... La pointe est appliquée au centre même de l'âme... elle se trouve clouée sur le centre... de l'univers... à l'intersection... du croisement des branches de la Croix.

Dans cet épilogue, le compositeur utilise également des fragments, et particulièrement les vers 11-12 (en italique ci-dessous), d'un poème d'Ossip Mandelstam, tiré des Cahiers de Voronej.

Que faire égaré dans le ciel ? O vous qui êtes
Proches du ciel, daignez m'en avertir !
Mais chez Dante, les neuf disques d'athlète
Ont moins de peine à retenir.

On ne peut pas me séparer de la vie. Elle
Rêve de mettre à mort et puis se fait câline
Pour que batte dans les orbites, dans les prunelles
Et dans l'oreille l'inquiétude florentine.

Non ! Je ne veux pas sur mon front d'une couronne
Faite de lauriers épineux.
Coupez plutôt, coupez mon cœur
En fins éclats de cloches bleues !

Et quand je vais mourir, ayant servi mon temps,
Moi de tout temps l'ami de tout vivant sur terre,
Retentira plus haut et plus immensément
L'écho du ciel dans ma poitrine tout entière.

9-19 mars 1937

Sources des textes utilisés dans La Terre des hommes
  • I - Journal d'usine : Simone Weil, Journal d'usine (1934-1935), in La Condition ouvrière, Gallimard, 1965, p. 69-90.
  • II - Le retournement : Ibid., p. 35.
  • III - Réflexion sur la révolte : Simone Weil, lettre de New York, non datée, à Maurice Schumann, in : Ecrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, 1957,p. 197, 199, 213 - Note de l'éditeur p. 8.
  • IV - La porte (poème), in Simone Weil, Poèmes, suivis de Venise sauvée, Gallimard, 1968.
  • V - Prologue : Simone Weil, La Connaissance surnaturelle, Gallimard, 1950, p. 9-10.
  • VI - Epilogue : Simone Weil : Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu, Gallimard, 1962, p. 103-105.Ossip Mandelstam : Tristia et autres poèmes, choisis et traduits du russe par F. Kérel. Gallimard, 1975, 1982, p. 208.