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Entretien avec Stefano Gervasoni : Déshabitudes instrumentales, porosités sonores et irrationnel musical

par Jérémie Szpirglas

12 janvier 2018


 

Vous l’affichez d’emblée : dans Capriccio ostico, l’objectif est de mettre les instrumentistes dans un certain état d’inconfort. D’où vous vient cette idée ?

C’est sans doute un peu provocateur de ma part, mais l’idée est de travailler avec une matière qui résiste. De ne pas laisser le musicien s’installer dans une forme de plaisir ou de confort –souvent lié à une forme de virtuosité que l’auditeur peut apprécier, au sens spectaculaire du terme. Parce que la recherche d’une musique « bien » écrite, qui semble couler de source, et met l’interprète à son aise, donne certes des résultats très brillants, mais limite dans le même temps la liberté du compositeur. Celui-ci est alors contraint à une approche pragmatique de l’instrument. Il est arrivé, dans l’histoire de la musique, que des compositeurs ne tiennent pas compte des possibilités instrumentales : Beethoven par exemple, ou Schubert, dont l’écriture pianistique est souvent ingrate, ou encore Schumann, qui nourrissait une vision pour le moins utopiste de la virtuosité et de l’écriture, notamment contrapuntique (avec ces voix fantômes).

La première pièce pour laquelle je me suis posé consciemment le problème, c’est Studio di disabitudine pour piano (1998-1999), que l’on pourrait traduire par « Étude de déshabituation ». J’y impose par exemple au pianiste des croisements de main ou des doigtés antinaturels, ce qui provoque des gestes très théâtraux, comme de gigantesques sauts et croisements de main.

Toutefois, je crois que le germe de cette problématique se trouvait déjà, de manière souterraine, dans mes partitions antérieures. Car si mon écriture instrumentale peut paraître assez simple – les partitions sont assez claires, et portent peu d’informations –, j’ai toujours été étonné d’entendre les musiciens me dire que rien, jamais, n’y pouvait être négligé : tout est important, et l’interprète est toujours en tension. Ainsi l’écriture devient-elle assez complexe, malgré le peu d’éléments à jouer. En somme, c’est exactement l’objectif d’un Brian Ferneyhough avec son hypercomplexité : mettre le musicien en tension pour développer une surexcitation intellectuelle. Nous n’abordons pas la chose selon le même angle, mais nous mettons tous deux les musiciens dans un état second : lui, par un degré d’expressivité exacerbé, moi en installant une forme de malaise.

Qu’est-ce qui vous a poussé à faire passer cette préoccupation au premier plan ?

Tout simplement parce que je la pense à présent d’un point de vue esthétique. Se trouver face à un obstacle n’est pas un problème en soi : c’est au contraire l’occasion d’ouvrir d’autres portes, par des voies détournées, d’accéder à un état différent et de se découvrir des moyens insoupçonnés. Une écriture qui résiste à l’interprète suppose une conscience aiguë des problématiques d’exécution de la part du compositeur, et c’est très stimulant. Le défi posé par l’obstacle devient une source d’inspiration. Ainsi ce qui pouvait apparaître au départ comme un geste relevant du théâtral (aborder la virtuosité d’une autre façon) est devenu un système de contrôle et de génération d’idées musicales. En l’occurrence, l’inconfort imposé aux musiciens crée un environnement pour le contenu musical développé, pour plonger le discours dans un cadre autre. Car je défends aussi l’idée qu’une pièce de musique n’est pas un moment découpé dans le temps et l’espace, c’est un moment conditionné par un état particulier de tension créé par le dispositif mis en place par le compositeur, au sein duquel le discours musical se développe, véhiculant ses idées, son imaginaire, son pouvoir évocateur.

Cette recherche de l’inconfort serait donc comme une « scénographie » musicale mise en place par le compositeur : comment s’exprime-t-elle ?

Je peux vous donner un exemple très simple : j’adore les harmoniques artificielles de quinte ou de tierce majeure. Mais tout instrumentiste à cordes vous dira que les harmoniques artificielles les plus aisées à obtenir sont celles de quarte : elles sonnent presque « toutes seules ». Mais quand j’essaie de structurer un passage avec des harmoniques artificielles, de tierce majeure, de quarte ou de quinte, je peux offrir d’autres horizons à la texture harmonique. En alternant différents types de ces harmoniques artificielles, je peux déjà créer un petit contrepoint (chacune ne projette pas la note résultante à la même tessiture). C’est un geste instrumental difficile à gérer, physiquement et intellectuellement, mais susceptible de dédoubler voire de tripler l’instrument.

Par ailleurs, en prolongeant une série d’harmoniques artificielles, tour à tour en quinte, quarte ou tierce majeure, la probabilité pour que l’une d’elles ne sorte pas augmente – exactement comme lorsqu’on répète très rapidement une note au piano : parfois, l’échappement ne fonctionne pas. En écrivant ces séries, non seulement je suis conscient de cette éventualité, mais je l’exploite à mon profit : si on écoute l’action dans sa globalité, ces petits « accidents » confèrent une certaine « porosité » à la texture obtenue, sans mettre en danger la gestalt –comme les imperfections ou anfractuosités d’un rocher. Cette notion de porosité du son me fascine : on bascule d’une musique focalisée sur la « note » – qui est à la base de la virtuosité –vers le domaine du « timbre ».

Dans cette recherche instrumentale, la recherche du mode de jeu occupe peu de place.

De moins en moins. Je suis convaincu que l’on peut toucher et transporter son public, que l’on peut susciter l’évasion (ce qui est selon moi le but de la musique), sans passer obligatoirement par la recherche d’un son inouï, souvent généré par une technique nouvelle. Au reste, ce son inouï s’use très rapidement puisqu’il suffit de l’avoir entendu une fois pour qu’il perde de sa fraîcheur.

S’exprimer dans un langage radical ne suffit pas pour transporter l’autre dans un ailleurs radicalement différent.

C’est très juste. Voilà pourquoi, grâce à mes expériences d’écriture et d’enseignement de la composition, j’en suis venu à accepter des artistes qui ont un positionnement esthétique à l’opposé du mien, parce qu’ils sont capables de me porter dans cet ailleurs. Et c’est le sens de mon Capriccio ostico. On m’accuse parfois d’être un compositeur académique – parce que tout est pensé et noté – mais l’écriture est importante. Et la musique peut permettre l’évasion par bien d’autres moyens que les sons inouïs. Par la forme par exemple. C’est même fondamental, surtout si elle est un peu discontinue, non vide, semée d’obstacles pour l’auditeur, comme on peut construire un roman.

C’est d’ailleurs ce que j’ai fait dans mon Capriccio ostico : le « caprice » du titre se rapporte non seulement, de manière ironique, à la virtuosité,ou plutôt à la non-virtuosité, à la non-fluidité que j’y recherche, mais cela concerne aussi ses nombreux changements d’humeur, à la manière d’une humoresque, ou d’une rhapsodie. C’est une pièce qui change souvent de régime expressif, dont la forme avance par blocs. Des blocs parfois, concaténés, parfois juxtaposés – et il faut faire un effort d’imagination pour deviner le lien manquant entre les blocs, ou pour reconstituer mentalement une forme fluide, en réarrangeant les blocs pour réunir certains éléments singuliers récurrents. Il n’y a pas de trajectoire rectiligne. Je me permets de ne pas être cohérent dans le développement de la pensée émotionnelle. Mais si l’auditeur arrive à garder le fil et à rester attentif jusqu’au bout, il comprendra pourquoi.

Cette question de la forme m’amène d’ailleurs à un sujet très important : je suis persuadé que les plus belles musiques sont celles qui permettent de passer d’une écoute strictement acoustique à une écoute linguistique, et vice versa. Ainsi, parfois, on écoute plutôt le développement d’une structure et parfois, on se laisse transporter par le son – chaque posture mêlant perceptions instinctive et intellectuelle – mais les grands compositeurs sont ceux qui sont capables de renverser le potentiel évocateur de chaque domaine, le linguistique nous transportant vers le sonore et vice versa. C’est le cas d’un Debussy, par exemple : une musique sur laquelle on peut facilement projeter de nombreuses images, mais une musique très construite, dont on peut également apprécier la rationalité et l’efficacité. Toutefois, si l’on croit parfois en détenir la clef, on bute toujours sur ce mystère qui unit les aspects linguistiques et acoustiques.

Ce principe de la « scénographie » fait penser à celui des « filtres d’écoute » que vous développez dans le cadre de votre travail avec l’informatique musicale. Des filtres d’écoute qui plonge l’auditeur dans un état particulier. Est-ce la même démarche ?

Tout à fait. L’un et l’autre découlent de ma conviction qu’il est impossible d’écouter une pièce de musique de façon « pure ». Dans le dispositif du concert, les musiciens ont une idée sur l’interprétation de la pièce, les auditeurs ont leurs goûts, et leur état de fatigue ou d’émotion joue également sur leur écoute. Cela étant posé, le compositeur a lui aussi le droit d’imposer son filtre propre, ou de faire une sorte de ménage dans les filtres des autres – à l’instar du marionnettiste qui tire les fils de ses marionnettes (ici, les interprètes).

Propos recueillis par J.S.

Note de programme du concert du 13 janvier 2018 au Centre Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou 2018