Texte cité dans

Entretien avec Beat Furrer : jeu d'espace et de mémoire

par Jérémie Szpirglas

19 juillet 2016


 

Festival pluridisciplinaire, ManiFeste-2016 s’associe pour le concert de ce soir à l’exposition Un art pauvre, qui s’ouvre aujourd’hui au Centre Pompidou autour du mouvement artistique arte povera : que vous inspire cerapprochement ?


Je me suis toujours senti très proche de ce mouvement, et surtout de cette démarche qui consiste à laisser le matériau s’exprimer de lui-même. À Schaffhausen où je suis né, s’est longtemps tenue une fantastique exposition d’art contemporain, et notamment d’Arte Povera, qui m’a permis d’admirer de fantastiques œuvres de Mario Merz, Jannis Kounellis et quelques autres. Je me souviens notamment des Metamorphoses de Kounellis – collection de toute sorte de matériaux (morceaux de statues, etc.), alignés en différentes strates sur un mur, comme des formations géologiques ou archéologiques.

Au-delà des sentiments que ce mouvement arte povera éveille en vous, diriez-vous que votre démarche musicale en offre parfois un reflet, plus ou moins lointain, que ce soit par le traitement des matériaux sonores ou par les processus utilisés ?


Je ne sais si je serais capable de répondre moi-même à cette question – je serais bien en peine de savoir comment cette démarche peut s’exprimer dans ma musique. De manière générale, comment trouver un reflet musical à cette pensée du matériau ? Comment faire du son lui-même le narrateur de l’œuvre, comment le déconstruire ?

Les arts visuels – et, plus largement, les autres disciplines artistiques – occupent une place importante dans votre imaginaire musical. Vous avez même hésité un moment entre les arts visuels et la musique et admettez de nombreuses influences provenant des autres disciplines artistiques. Que représentent-elles ? Avez-vous besoin de cela pour nourrir votre processus créatif ?


Ce qui est certain, c’est que j’ai besoin de lire, d’aller au musée, aux expositions... Je suis aussi très influencé par le cinéma. Je crois qu’il m’est plus facile de m’inspirer de médias aussi variés que la littérature ou les arts visuels que de la musique elle-même. Ces autres langages représentent pour moi des outils de réflexions sur mon métier – à la manière d’un miroir, ou d’une métaphore. Bien sûr, traverser la frontière qui sépare un langage d’un autre, une catégorie d’une autre, équivaut à sauter dans un territoire certes familier, mais étranger. La musique, par exemple, est un art du temps – mais le concept de temps concerne tout autant la science, et même la peinture : voyez les peintres du xxe siècle, dont les toiles révèlent la profonde pensée du temps qui les anime. À l’inverse, le concept d’espace n’est pas l’apanage des arts visuels : la musique implique également une réflexion spatiale – et je ne parle pas que d’espace métaphorique, mais d’espace concret, tant les qualités du son dépendent de celles de l’espace acoustique qui l’accueille.


Avez-vous toujours une œuvre qui vous accompagne au cours d’une composition ?

Oui et non : ce n’est pas aussi simple. Ce qui est certain, c’est que je me souviens parfaitement de certaines expositions que j’ai vues ou des livres que je lisais au cours de la composition d’œuvres comme Voicelessness, Still ou Nuun : les titres des pièces eux-mêmes y renvoient.


Cela explique la grande variété des langues qui ponctuent les titres de votre catalogue. Au reste, vous utilisez également des langues différentes dans vos œuvres vocales – parfois simultanément. Pourquoi ?


Pour plusieurs raisons : d’abord, une langue véhicule une musique spécifique avec laquelle on peut jouer, et qui peut même suggérer le dessin des lignes vocales. Ensuite, ce contrepoint de langues peut aussi souligner les différentes couches sémantiques qui animent la musique. Enfin, chaque langue ouvre un imaginaire, par fois embarrassant, d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle j’utilise rarement l’allemand dans mes œuvres vocales – ce qui est paradoxal puisque c’est ma langue maternelle. L’imaginaire qu’ouvre la musicalité de l’allemand est trop déterminé. Au reste, ce n’est nullement systématique : mon prochain opéra sera intégralement chanté en allemand – alors que le livret est une traduction d’un texte russe. Pour une certaine idée musicale (sonore) j’utilise le langage correspondant.


Pour revenir à votre rapport aux autres disciplines artistiques, pourquoi et comment d’autres disciplines pour nourrir votre propre démarche compositionnelle ?


Pour donner un exemple concret, je me souviens que ma vision formelle de mon troisième Quatuor à cordes (2004) est une traduction « directe » de la construction filmique de Memento de Christopher Nolan (2000). Dans ce film, le personnage principal a perdu toute mémoire immédiate, et, pour mieux « perdre » le spectateur, le montage alterne deux narrations, l’une chronologique, et l’autre anti-chronologique. La musique est bien entendu d’une nature très différente du cinéma et ce concept formel ne peut donc s’exprimer à l’identique, mais cette manière de remettre en cause la relation directe entre processus et mouvement, entre dynamique et directionnalité, m’a beaucoup intéressé. C’est bien sûr une métaphore : en musique, rien n’est jamais statique, le son lui-même est par nature un mouvement. De même, on se souvient de la Lulu d’Alban Berg, et on sait que le mouvement rétrograde en musique n’est pas réellement possible – mais inverser la directionnalité, pourquoi pas ?
Si vous écoutez mon troisième Quatuor, vous entendrez clairement au début un processus sonore mu par une forte dynamique directionnelle. Puis, à mi-parcours, ce processus semble pouvoir aller dans toutes les directions possibles vous ne ressentez plus ce déterminisme directionnel du début. Enfin, dans la dernière partie, le sentiment d’une direction revient : après avoir « lu » l’histoire de A vers B, je la lis de B vers A, puis simultanément, et je les extrapole enfin chacune dans leur sens respectif.
Mais, la plupart du temps, je ne sais jamais ce qui arrive en premier : la musique ou le non-musical. Je me souviens ainsi que, lorsque je composais Nuun, j’avais à l’esprit l’image extrêmement précise d’une surface monochrome : mais cette image est-elle arrivée avant le son ou au même moment ? Le fait est qu’il y avait pour moi un rapport étroit entre ce monochrome et l’idée que j’avais pour le début de l’œuvre : un espace créé, en multipliant les processus, en multipliant et séquençant de petites particules de mouvement, jusqu’à parvenir à ce résultat (apparemment) statique, qui dégage une énergie spécifique.


Kaleidoscopic Memories pour contrebasse, en création ce soir, est votre deuxième production à l’Ircam. Vous entretenez avec l’informatique musicale une relation assez distante : comment approchez-vous cet univers compositionnel ?


La première pièce que j’ai composée avec électronique est Gaspra en 1988. Je n’avais alors pas d’ordinateur – les ordinateurs portables n’existaient pas – et tous ces processus de calcul informatique étaient à la fois fascinants et difficilement accessibles pour les compositeurs. Dans Gaspra l’ensemble est divisé en plusieurs groupes, pour lesquels j’ai généré différents espaces acoustiques, avec chacun sa réverbération propre. Des structures rythmiques ainsi que certaines harmonies ont été calculées par l’ordinateur.
Après Begehren (2001), œuvre de théâtre musical, je n’ai plus utilisé d’électronique que pour lotófagos II (2008). Je crois que j’en avais perdu l’envie. Je voulais attendre de pouvoir plus pleinement explorer d’autres aspects de l’informatique musicale. Il m’arrivait en outre fréquemment de ne pas être satisfait du résultat de certains effets, parfois très simples, comme l’amplification.


Utilisez-vous l’ordinateur comme aide à la composition ?


Je le fais, mais pas systématiquement : seulement dans le cadre de projets spécifiques. Et j’ai alors toujours besoin de quelqu’un pour m’aider à la manipulation de ces outils. Pour composer Xenos III par exemple, je me suis aidé d’un programme d’analyse du spectre pour étudier la manière dont fonctionne la voix parlée. La qualité de la voix parlée me fascine et joue un grand rôle dans ma musique et je voulais la reconstruire au moyen de l’orchestre.


lotófagos I, que l’on entendra ce soir, témoigne justement de votre attachement à la voix : pourquoi vous fascine-t-elle tant ?


Tout simplement parce que la voix est certes un son « élémentaire », dont l’expérience est première, voire primaire, mais c’est aussi un son d’une souplesse extraordinaire, qui reflète de surcroît notre perception sonore. C’est la voix humaine que notre oreille s’entraîne à écouter le plus en détail et les mécanismes les plus fins de notre écoute sont destinés à son décryptage. Le message parlé ne passe en effet pas uniquement par le langage, mais aussi par les inflexions de voix. En explorant les qualités intimes de ce son, on découvre autant d’informations sur nos perceptions que sur le locuteur. Dans le même temps, je me suis aussi passionné pour l’aspect physiologique, véritablement palpable, de la production sonore de la voix ainsi que pour sa propagation dans l’espace acoustique.


Pourquoi revenir aujourd’hui à l’informatique musicale, pour Kaleidoscopic Memories ?


La décision fut difficile. D’autant plus difficile que je ne suis pas à l’aise avec l’électronique en temps réel que ce projet me proposait d’utiliser. Le champ des possibles est beaucoup trop vaste, et cela me perturbe : si on n’est pas suffisamment familier de ces instruments, ce n’est pas vous qui jouez avec eux, mais eux qui se jouent de vous. C’est pourquoi j’ai décidé de circonscrire mon sujet de prospection à la seule exploration des aspects spatiaux et des mécanismes de propagation du son de la contrebasse. Le discours musical électronique est donc intégralement composé à partir du son de la contrebasse seule, que je multiplie...


Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

Note de programe du concert du 8 juin 2016 au Centre Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou juillet 2016