Texte cité dans

Versus Nunes

par Laurent Feneyrou, Frank Madlener

21 mars 2013


La distance insondable et immédiate d’une mort nous renvoie aussitôt vers ce qui demeure : l’œuvre, la présence d’une pensée, l’amitié pour un homme de culture européenne et pour un homme de courage.

La musique de Nunes n’est ni limitée par l’instrument ni pensée « hors » de la technique. Ni conceptuelle ni théorique, elle constitue un monde tangible et sensible, intégralement soumis à l’intention musicale. L’idée du vaste cycle et de la grande forme le rapproche de Stockhausen, l’un de ses maîtres, et de Wagner qui resta son phare. Chez Nunes, la perception de la durée est toujours une réflexion sur la durée de la perception. Son œuvre manifeste la puissance de la figure musicale et du chant maissans figuralisme, l’appel du lointain et du sonoriginel, la densité rythmique, l’obsession polyphonique.

Né à Lisbonne en 1941, Nunes est resté profondémentlié à cette ville. Il a souvent relaté une expérience mémorable dans la salle du Coliseu : écouter la salle en se positionnant à plusieurs endroits et vivre autrement tout phénomène sonore. La trajectoire de Nunes passe par l’Allemagne, par Darmstadt et Cologne où Karlheinz Stockhausen enseignait. Nunes aévoqué ce temps unique où Stockhausen analysait ses Momente en sortant de son propre atelier de composition. Lui-même a entrepris ce travail de transmission de l’exigence de la composition, comme professeur aux Darmstädter Ferienkurse für Neue Musik, à la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau, à la Fondation Gulbenkian et au Conservatoire de Paris. À partir de 1989, l’Ircam fut l’un de ses ports d’attache et de recherche. Lisbonne, Cologne, Paris, les cultures latine et allemande, la philologie et la philosophie germanique, l’œuvre de Goethe, de Dostoïevski, les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl, étudiées et annotées… Saluer la mémoire de Nunes, c’est entendre ce vaste périple de l’esprit européen. C’est aussi entendre les injonctions que portent les noms de ses œuvres. Je pense à Ruf, Nachtmusik, Lichtung, Einspielung, Das Märchen. Ruf pour orchestre et bande, partage avec l’Abschied de Mahler (Das Lied von der Erde) cité à sa fin, le dramatisme de l’éloignement, de la mise à distance : l’étrangeté à soi-même. Nachtmusik pour instruments logés dans les graves, est un nocturne âpre et incantatoire, avec ses hoquetus rythmiques. Lichtung, l’éclaircie, la levée de l’ancre, initie la grande aventure au sein de l’Ircam avec Éric Daubresse, la plongée dans « le temps réel » technologique. L’éclaircie sera ce moment inoubliable où l’électronique se libère de l’instrument qui lui est pourtant consubstantiel. La salle elle-même se libère de sa configuration habituelle par les trajectoires et les enveloppes des sons, pilotées par l’informatique musicale.

Das Märchen enfin, ce projet colossal pour la scène où Nunes s’est aventuré dans la prosodie vocale, a mis à contribution toute une maison d’opéra, celle de Lisbonne trop petite pour accueillir l’orchestre, les percussions, les solistes et les équipes de l’Ircam. Avec Das Märchen (Le Serpent vert), Nunes révèle ses affinités électives pour l’œuvre organique et alchimique de Goethe. Il trace le contour d’un monde, scindé en deux par un fleuve, régi par des règles tacites et des symboles, le monde de la métamorphose continue. Goethe s’amusait que Das Märchen, « le conte des contes » pût demeurer une énigme totale malgré les efforts conjugués des exégètes. L’épigramme composée par Goethe et Schiller s’applique aussi bien à l’opéra de Nunes qu’au texte d’origine. « Le Conte. Plus de vingt personnages sont à l’œuvre dans le conte. – Mais que font donc tous ces gens ? – Le Conte, mon ami ! » Aujourd’hui ceux qui jouent, pensent et écoutent Nunes sont à l’œuvre, simultanément. Mais que font-ils tous ? Ils refont la musique à chaque exécution, à chaque écoute.

La clé de la création et de l’écoute, de la fulgurance et de la permanence qui hantent l’œuvre de Nunes, nous est peut-être livrée par un autre poète, René Char : « L’éclair me dure. » Cet éclair, c’est notre fidélité. »

Frank Madlener, extrait du discours prononcé lors du Giga Hertz Preis, décerné à titre posthume à Emmanuel Nunes, ZKM, Karlsruhe, 24 novembre 2012.

« Seules les grandes et fortes structures résistentau temps », disait Emmanuel Nunes à propos des derniers quatuors à cordes de Beethoven. Lui ne cessa d’en édifier et de revendiquer une conception de l’œuvre d’art comme organisme vivant. L’œuvre naît non d’a priori, mais à mesure que le musicien lui donne vie et que nous l’écoutons, croît, se disloque, fait retour parfois. Cela, Omnia mutantur, nihil interit, pour chœur de femmes et ensemble, l’atteste, qui repose sur quelques vers des Métamorphoses d’Ovide, dans lesquels un discours attribué à Pythagore dévoile l’origine des astres et du monde, des causes et des effets, et les ressorts secrets de la nature, de la neige ou de la foudre. À l’image de la musique, le livret se concentre sur la doctrine de la migration des âmes, selon laquelle aucune âme ne meurt, mais chacune est destinée à renaître sous des formes sans cesse nouvelles, à quitter une demeure pour en rejoindre une autre, y être reçue et l’habiter. Das Märchen, théâtre musical d’après Goethe, indissociable des épreuves surmontées de La Flûte enchantée, et riche d’une traditional chimique et ésotérique à laquelle puisait volontiers Emmanuel Nunes, en témoigne aussi.

Chaque œuvre décrit, dans son temps propre,un changement, un devenir, « une évolution qui prend naissance dans un état originel dominé parle désordre, la tension et l’imperfection, qui culmine en un moment névralgique de crise aiguë, et qui se résout grâce à la fondation d’un nouvel ordre, fait d’harmonie et de perfection universelles ». Sensibles à la fermeté de la structure, à la rigueur de l’harmonie, à l’épaisseur du grain et à la quête du son dans ses qualités propreset son déploiement dans l’espace, l’œuvre et la pensée d’Emmanuel Nunes s’écoutent in statu nascendi et font rythme, moment d’émergence, lieu de l’Ouvert.

Laurent Feneyrou.

Concert hommage Versus Nunes du 26 mars 2013, Ircam.
© Ircam-Centre Pompidou 2013