Texte cité dans

Les paramètres de la saturation

par Raphaël Cendo

1 janvier 2008


Définition de la saturation instrumentale

Avant de définir précisément les paramètres saturés, il faut d’abord affirmer que la saturation n’existe pas en soi. Elle n’est que la conséquence d’une démesure dans un espace limité, et la manière de parvenir à un contexte saturé est peut-être plus importante que le son qu’elle produit, que son résultat. C’est en effet, comme nous le verrons plus loin, l’un des points essentiel qui différencie la saturation acoustique de la saturation électrique, courante dans les musiques populaires. La saturation acoustique fait  appel à un phénomène sonore complexe qui existe par la combinaison des paramètres musicaux traités et travaillés de façon précise — et grâce à  l’investissement de l'interprète. Elle est le fruit de cette combinaison intime qui met en relation une exigence d'écriture et l’engagement du musicien. Pour mieux comprendre ce phénomène dans la musique acoustique, il serait judicieux de définir ici succinctement le phénomène de  la saturation électrique telle que nous la trouvons dans les modèles standards.

La saturation électrique — bien que son déroulement dans le temps nous soit encore étranger — procède par une transformation significative du signal sonore — sa dégradation. Sans entrer dans le détail, le premier modèle de saturation électrique consiste en la transformation d’une onde sinusoïdale en onde carrée. Quand on amplifie à l'excès un signal sinusoïdal, celui-ci fini par saturer et se transformer. Si vous posez un micro près d'un réacteur d'avion, vous allez expérimenter un exemple de saturation (overdrive) : le son est tellement fort que votre micro ne sera pas en mesure de l'enregistrer d'une façon fidèle. Les systèmes d'enregistrement, de traitement et de restitution du son ont tous un volume maximum — un espace limite — au-delà duquel le signal est perdu ou déformé. On parle encore de saturation pour les amplificateurs électroniques lorsque la tension d'entrée ou de sortie a atteint le maximum de ce que peut fournir l’appareil. Ce qui fait alors saturer, ou transformer la source initiale, c’est le trop plein d’information (overflow). Il se dégage donc de cette expérience que la saturation n’est pas en premier lieu une transformation du signal. Elle n’est que la conséquence d’une action excessive dans un environnement donné. Nous pouvons dire alors que le concept premier de la saturation est — avant d’être celui de la transformation du  timbre — le concept de l'excès. Excès de sons — overdrive, excès d’informations — overflow. C’est la puissance excessive qui transforme le signal sonore. Sans cette démesure, le son saturé électrique n’existerait pas. La définition de la saturation en physique met d’ailleurs en exergue ce principe. En physique, saturer c’est « combiner, mélanger ou dissoudre jusqu’à l'excès, c’est à dire en trop grande quantité ». Cette notion d'excès est importante pour comprendre les enjeux de la saturation dans le domaine instrumental. En effet, celle-ci ne se limite pas au seul travail sur le timbre, mais englobe plus généralement d’autres phénomènes musicaux. Le phénomène saturé dans le domaine de l’acoustique, c’est un excès de matière, d’énergie, de mouvements et de timbre. Ainsi appréhendée, la saturation se libère de sa relation première avec le monde électrique, abandonnant ainsi toute référence aux musiques populaires. Elle n'est plus l'effet sonore, l'habillage « moderniste » de la note ou de l'harmonie. Elle devient un matériau à part entière et une tentative inouïe de fusion dans l'éclatement des timbres. Il ne faudrait pas exclure du principe de la saturation les « phénomènes concordants »  que sont le bruit blanc, le larsen, l’écrêtage (en numérique), le repliement, le masquage, qui sont autant de vocabulaires pour une exploration dans le domaine de la musique saturée. Ces « phénomènes concordants » procèdent tous de la même manière : ils sont le résultat d’un déploiement sonore exagéré dans un contexte limité. Le modèle initial de la saturation électrique se transforme dans le monde  acoustique pour devenir une recherche sur le hors-son, c’est-à-dire sur une tentative d’extrapolation du son. Nous pourrions définir cette démarche en reprenant notre exemple d’enregistrement d’un réacteur : la limitation des fréquences du microphone modifie le son par incapacité à rendre compte de sa puissance. Ce qui est alors perçu, c’est une inaptitude à transcrire le réel. L’enregistrement obtenu n’est qu’une extrapolation de la source sonore initiale, ouvrant ainsi un espace inédit au son, une poésie nouvelle. Poussé au maximum de ses capacités, le son — tant dans le domaine électrique que dans le domaine acoustique — fait apparaître un nouveau monde, de nouveaux territoires où entrent en jeu des multitudes de fréquences, complexes et chaotiques, dans lesquelles apparaissent d’innombrables interférences. C’est un fait, plus on joue fort, plus le spectre du son émis est riche et présent. Ajoutez à cela des transformations significatives du timbre, et l’on obtiendra une nouvelle image du son initial qui n’est plus la représentation fidèle de la  « note mère ». Le résultat obtenu n’est pas un mélange de son et de bruit, et il ne s’agit plus, dès lors, de composer avec eux. Ces deux opposés — le son et le bruit — ne sont que la négation de l’un par l’autre, une contradiction limite, une dualité ancestrale. Le son et le bruit ne sont pas fondamentalement différents au regard de leur exécution. Ils apparaissent tous deux comme le revers d’une même médaille. Le hors son (le tiers-son, dirait Omer Corlaix) c’est la capacité d’aller bien au-delà de cette dualité, c’est le refus de se définir comme son ou comme bruit, c’est une recherche d’un impossible état, une tentative ultime de submerger le monde acoustique et d’en faire imploser les fréquences. 


Les paramètres de la saturation instrumentale 

Le principe de la  saturation instrumentale peut s’appliquer à quatre phénomènes distincts qui entretiennent  entre eux des relations d’interdépendance. Nous allons ici isoler ces différents modes de saturation pour mieux en saisir la fonction ; toutefois, la saturation instrumentale ne peut exister sans une fusion des ces différents paramètres. En effet, déconnectés les uns des autres, les phénomènes saturés ne sont plus que de simples techniques d'écriture sans aucun rapport dialectique.

Les phénomènes sujets à saturation sont les suivants : timbre, espace fréquentiel, intensité et gestes instrumentaux.

Le  principe de saturation du timbre affecte les instruments eux-mêmes de manière individuelle. Le timbre est transformé par différents modes de jeu propres à chaque famille d’instruments, déterminant ainsi une identité singulière à chacune d’entre elles. La saturation englobe tout le travail sur les modifications timbriques pouvant parvenir à des sons complexes. Le degré de complexité des sons émis varie en fonction de leur puissance sonore et de leur rugosité. Le timbre est alors poussé à l’extrême grâce à une énergie démesurée et par hybridation de l’instrument. Nous pouvons citer, par exemple, l’utilisation du cri dans les instrument à anches simples (clarinette et saxophone), le jeu des cuivres avec des becs de clarinette ou des anches de hautbois, l’emploi de sourdines en papier d’aluminium, de la voix ou du cri, la préparation des pianos et des harpes avec des matériaux métalliques, celles des cordes — jouées « écrasées » — avec du papier d’aluminium, etc

De cette recherche découlent de nouveaux timbres associés à de nouvelles techniques de jeu pour toutes les familles d’instruments. L’écriture même des symboles musicaux s’en trouve remise en question. Ce qui découle de cette action, ce n’est pas seulement une distorsion instrumentale, mais la découverte d’un nouveau territoire sonore. L’instrument se libère de sa technique traditionnelle et du poids culturel qui le rattache à un savoir-faire.

Cette transformation du timbre déplace inévitablement le point d’écoute, l'accès au son. Celui-ci ne peut plus être uniquement centré sur « l’appareillage » de l’instrument, mais sur son extrapolation. En effet, les critères esthétiques traditionnels font dépendre la qualité de l'interprétation et de l'écoute sur le toucher, la respiration, l’attaque, la maîtrise du texte.

Quant à nous, nous parlerons plus volontiers d’effet de mouvement, de gestuelle demeusurée d'énergie abrasive et de perte de contrôle. La transformation du timbre ne va pas contre l’instrument mais avec l’instrument, et ce travail décline les paradoxes, les interstices, la part maudite et oubliée de l’instrument. Il lui ouvre d’autres possibles et, par là même, le fait vivre.

Il découle de ce travail un autre phénomène – que je nomme saturation de l’espace fréquentiel —, qui affecte l’harmonie ainsi que les empilements de sons (masse sonore). Dans le cas de l’harmonie saturée, il peut s’agir du cluster d’un seul  instrument (piano) ou d’une « harmonie-timbre » qui compacte et orchestre simultanément différents instruments dans tout le registre du spectre. Ces harmonies se caractérisent par leur rugosité, leur largeur spectrale, le degré de mélange des timbres. Dans le cas des empilements de sons, il s’agit d’une masse sonore (statique ou évolutive) qui inclut une collectivité de sons saturés. La masse sonore tend à l'indifférencié car elle ne fait pas apparaître de mouvements individuels reconnaissables. C’est la négation de l’individualité au profit de l'homogénéité. Le travail sur l’espace fréquentiel accroît non pas la puissance auditive globale, mais la perception d’un espace saturé. Se créent alors de véritables axes de timbres dans lesquelles une géométrie instable trace sans cesse des paradoxes auditifs. L’information globale est tellement importante qu’il ne s’en dégage qu’un halo sonore. La puissance qui en résulte est due au fait que l'énergie collective est poussée à son paroxysme. 

Le troisième paramètre, appelé saturation de l’intensité, fait appel aux nuances extrêmes des instruments et à l’énergie déployée par le ou les instrumentistes. L’intensité est ici considérée comme vecteur « sur-expressif » entre la matière même du son (multiphoniques, sons écrasés…) et l’espace sonore acoustique. L’énergie produite tente d’envahir l’espace sonore grâce à un développement du son par projection dans l’espace physique. Ce développement est rendu monstrueux aussi bien dans sa nuance (donc dans sa projection) que dans son énergie. Le mot « monstrueux » est ici considéré dans son sens premier, c’est à dire « d’une taille, d’une intensité prodigieuse et insolite ». L’intensité sonore et l’impact physique permettent une véritable immersion dans le phénomène sonore. Il y a ici une volonté de ne pas mettre à l'écart l’auditeur mais de le projeter dans la matière même du son. 

Le dernier paramètre, qualifié de Saturation par démultiplication de gestes instrumentaux, affecte les mouvements individuels à l’intérieur même du discours musical. Nous déterminons trois qualités correspondant à trois gestes précis : glissé, frappé, articulé. Ces gestes sont démultipliés afin de saturer un registre précis du spectre dans lequel ils évoluent. Le rythme est indissociable de ce paramètre. Il structure la fréquence d’apparition et façonne, dans la durée, la surcharge d’un même élément répété. Ainsi, le rythme n’est plus considéré comme un paramètre individualisé, mais devient une partie intégrante d’une structuration plus complexe. Dans la conception de la saturation, le geste devient donc un paramètre primordial. L'écriture du geste fait appel à d’autres concepts comme l'énergie instrumentale et la notion de perte de contrôle. Le geste donne en effet une rôle capital aux mouvements plutôt qu’aux notes elles-mêmes, à l'énergie plutôt qu’à la justesse et à la précision. Un geste est précis non pas lorsqu’il respecte scrupuleusement un intervalle mais lorsque le mouvement met en valeur l'énergie. Nous pouvons même aller plus loin et mettre en relation le concept d’énergie et la notion de perte de contrôle dans l'interprétation. Nous définissons la perte de contrôle comme un état limite — ou catastrophique —  entre le texte (la partition) et l'exécution, entre ce qui a été acquis et ce qui nous échappe. C’est un écart, une projection hors-cadre du discours musical, comme il existe le hors-son dans l'écriture saturée. Pour interpréter, il faut donc ex-ister, c’est-à-dire être hors de soi, loin des limites du jeu instrumental traditionnel.

Les quatre paramètres que nous venons de voir ont une incidence majeure sur la notation et l'interprétation. Si la saturation instrumentale déplace l’écoute, la notation, elle, déplace le regard et incite l'interprète à dépasser le cadre de la partition. Dès lors, il ne s’agit plus de s’inscrire dans une justesse, mais plutôt dans un excès de jeu, donnant ainsi toute sa force et toutes ses dimensions à la musique. 

De l'animalité au total saturé

La saturation, c’est l'émergence d’un accident dans un espace trop restreint, c’est la défaillance de l'équation et de la prévision. Elle ouvre le champ à de nouveaux savoir-faire et se met en complète opposition avec les concepts musicaux en vigueur ces cinquante dernières années. En effet, les notions de  contrôle ou de  maîtrise absolus — du matériau et de l'interprétation — ne sont pas l'apanage de la musique saturée.

Ces tentatives de domestiquer les instruments et leur possibilités multiples en matière de timbres sont à mon sens un refus d’accepter l’acte musical dans sa globalité. Ici, il n’est plus questions de vouloir domestiquer des sons (ou une forme) ou de civiliser un geste. La saturation est alors le refus du contrôle absolu, et devient une quête de l’animalité comme rejet de la domestication,  comme désir de constituer de nouveaux territoires.

Il s'agit ici, comme l'écrit René Char, d' « agir en primitif et [de] penser en stratège ». S’il existe une part politique dans cette musique, elle ne se situe pas dans la revendication d’un idéal social mais plutôt dans le désir de toujours vouloir déborder un cadre — quel qu’il soit —, qui semble trop limité et qui nous enserre. La saturation instrumentale tend aujourd’hui vers un total saturé — comme il existe le total chromatique. Le total saturé recherche l’indifférenciation complète des paramètres, par une fusion extrême. Dans les années à venir, nous pouvons imaginer les développements possibles de cette action musicale : le travail de recherche sur la matière sonore, ses développements dans le temps, la structuration d’une forme saturée, sont autant de problématiques qui nous semble riches de possibles.

Raphaël Cendo. Texte édité en 2008 par 2e2m, coll. « À la ligne », dans Franck Bedrossian. De l'excès du son. 2008