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De la formule au rituel

par Jérémie Szpirglas

18 juin 2011


Magique, mathématique, de politesse, chimique, sacramentelle, exécutoire, incantatoire, sanguine, la formule a mille visages, mille fonctions. Mais il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir la formule devenir musicale. Certes, on peut éventuellement considérer que l’idée de Bach de jouer sur les lettres de son nom [en leur associant la note correspondante : B (si bémol), A (la), C (do), H (si bécarre)] est une esquisse de formule, mais le terme lui-même de « formule » suggère une systématicité, un automatisme – autant de l’énonciation de la formule que de son résultat –, absents de la démarche du Cantor de Leipzig. Et si quelques compositeurs à sa suite reproduiront le procédé – avec leurs propres noms, comme Chostakovitch ou, en forme d’hommage, de nouveau avec B-A-C-H, comme Franz Liszt dont le compositeur et organiste Francesco Filidei nous interprétera ce soir la Fantaisie et Fugue –, cela ne suffit pas à en faire une formule.

On peut considérer aussi le concert lui-même sous l’angle de son rituel, et son étiquette comme une formule. C’est ce que fait Harrison Birtwistle, dans Cortege. Articulant la disposition spatiale de l’ensemble de quatorze musiciens, dont sortent tour à tour les différents solistes, il recrée une cérémonie saisissante, intense et agitée. Mais c’est là une formule évolutive, dont la rigueur, bien que marquée d’inertie, n’est que toute relative. Karlheinz Stockhausen, quant à lui, formalisera l’une de ses techniques d’écriture au point de la faire (et de la baptiser) « formule », au sens premier du mot : « modèle d’expression selon des normes. »

S’il en a déjà esquissé les contours en 1951, dans le bien nommé Formel (qui ne sera du reste créé qu’en 1971), c’est en 1969-1970, avec Mantra pour deux pianos et électronique, que Stockhausen s’investit pleinement dans l’élaboration et l’exploration de ce concept, abandonnant au passage l’athématique et la forme instantanée – cette « momente forme », dont Momente était l’emblème.

Synthèse de toutes les théories de la thématique déclinées jusque-là par Stockhausen – série, groupe ou gruppetto (chaque son est centre d’un complexe sonore spécifique, immédiatement identifiable) et mélodie (tous les sons apparaissent dans un espace assez restreint pour constituer une véritable structure mélodique) –, la « formule » les élargit et les étend à tous les degrés et toutes les échelles du processus compositionnel, dans un esprit similaire à celui de l’Unité du temps musical, tel qu’exposé dans son essai de 1960 et mis en pratique dans Kontakte (1958-1960).

La formule, dans son état premier, consiste en un groupe de notes, parfois explicitement présenté (dans cet esprit de « décomposition » cher à Stockhausen, qui aime à présenter clairement la manière dont une œuvre est née), comme dans Inori (1973-1974). Ce groupe de notes peut évoquer la série de l’École de Vienne, mais est en réalité bien plus complexe car plus détaillée. Chacune des notes est clairement définie par ses différentes caractéristiques : fréquence, durée, timbre, dynamique (ou évolution de la dynamique : c’est-à-dire la nuance et ses évolutions pendant la durée de la note) et mode d’articulation (l’attaque). Toute la composition s’élaborera à partir de ces paramètres premiers. Étendue, cette formule génère la forme globale et les proportions de l’œuvre. Au sein de chaque partie de cette forme globale, la forme des sections est déduite des phrases de la formule et de leur structure rythmique. Non seulement les différents paramètres de chaque phrase sont proportionnés en rapport avec la série de départ, mais chacune des caractéristiques allouées à chacune des notes de la formule devient prédominante dans la section correspondante de l’œuvre. Quant aux hauteurs, la séquence mélodique de base est soumise à une « expansion » différente pour chaque section (l’expansion étant tout simplement un agrandissement ou raccourcissement des intervalles, qui représentent comme une « distance » entre les notes).

L’œuvre se déduit donc de la projection (forme globale), de la multiplication (sections), et de l’expansion de la formule au détail (soit par une Ausmultiplikation : comme un gruppetto ou une diminution autour du centre tonal qu’est la note correspondante de la formule à cet endroit-là ; soit, dans le cas d’une projection plus large, par la substitution de la note par la formule elle-même, intégralement ou partiellement).

Si l’on prend l’exemple (fondateur) de Mantra, la formule compte 13 notes (une série de 12 notes, au terme de laquelle on répète la première). Et chacune des 13 sections de l’œuvre sera dominée par le mode d’articulation de la note correspondante.

Dans son monumental cycle opératique, Licht, Stockhausen pousse la formule jusqu’à ses limites. Le cycle est extrapolé à partir d’une « superformule » elle-même triple – surimposition des formules des trois personnages principaux de l’œuvre : Michael, Lucifer et Eve. Les trois ont ainsi droit chacun individuellement à un opéra, de même que les trois duos qu’ils peuvent composer (Michael-Lucifer, Michael-Eve, Eve-Lucifer) et enfin le trio (un seul opéra) – sept opéras au total, près de trente heures de musique.

Au niveau le plus large, la formule détermine les longueurs relatives de chaque opéra, et leur subdivision en actes et en scènes, la structure globale des hauteurs des notes qui seront tenues longuement dans chacun, ainsi qu’une base pour tous les détails rythmiques et mélodiques. Si cet exposé peut laisser penser qu’elle n’est source que de contraintes, la formule est en réalité bien plus souple que la série, car elle laisse plus de choix au compositeur au cours du processus compositionnel. Une multiplicité des possibilités sur laquelle Stockhausen insistera à maintes reprises en affirmant qu’il ne répéterait pas deux fois la même décision à un choix laissé ouvert par la formule : malgré cette posture quasi scientifique d’exploration systématique, il semble qu’il était loin de les avoir toutes épuisées.

« On arrive plus loin, dit-il, et on évolue plus en profondeur si l’on déploie tout, thématiquement et structurellement, à partir d’un seul noyau. » On constate ici, dans ces démultiplications et expansions multiples, un procédé de création organique qui évoque un peu celui des fractales – si l’on imagine l’espace géométrique remplacé par l’espace musical, et les homothéties internes (forcément partielles) rapportées, non aux distances, mais aux fréquences, durées, dynamiques et modes d’articulation.

De la part de Stockhausen, cette posture presque scientifique ne nous étonnera pas outre mesure, lui qui, depuis ses débuts, nous a habitués à des procédés inspirés des mathématiques. On l’a ainsi vu plus d’une fois déduire ses formes de suites et séries mathématiques (arithmétiques et/ou géométriques) et notamment de la fameuse suite de Fibonacci.

Chez lui, la formule, même aussi scientifiquement formalisée – et ce n’est pas là le moindre des oxymores – prend systématiquement des allures de litanies : la formule mène au rituel et le rituel suppose la formule – l’un et l’autre indissociables.

Rappelons que la formule peut être, dans l’une de ses nombreuses acceptions, incantatoire et sacramentelle, une parole rituelle qu’on se doit de prononcer dans certaines circonstances.

Est-ce un hasard si la première œuvre exploitant le procédé s’intitule Mantra ? Dans toutes les suivantes, le rituel sera omniprésent. Citons à nouveau Inori (1973-1974), qui met en scène un mime mimant une prière, Sirius (1975-1977), où l’on assiste à une « Annonciation », Tierkreis (Zodiac) (1974-1981), qui chante l’année zodiacale. Quant à l’emblématique Licht (1977-2004), ses sept opéras correspondent à chaque jour de la semaine [notons que Stimmung (1968) en faisait déjà mention]. Et chaque jour est associé à une tradition – généralement celle que laisse entrevoir le nom du jour en question dans la plupart des langues latines ou germaniques. Ainsi le lundi (jour de la Lune) est associé à la fécondité, le mardi (jour de Mars) au conflit et à la guerre, le mercredi (Mercure) à la réconciliation et à la fraternité (c’est ce jour-là que Stockhausen choisit pour réunir ses trois protagonistes), et ainsi de suite.

L’avènement définitif de la formule coïncide, du reste, à quelques années près, avec le radical tournant mystique que connaît Stockhausen, personnellement. S’il a toujours été mu par la foi – symboliquement, le sérialisme total des années 1950 (le principe sériel s’appliquant non plus seulement aux hauteurs, mais à toutes les caractéristiques des notes de la série) était déjà pour lui une forme de théologie acoustique, une tentative de donner à voir la « Création divine », dans son parfait équilibre, et son infinie variété –, la fin des années 1960 le voit se passionner pour des penseurs orientaux comme Sri Aurobindo ou le sufi Hazrat Inayat Khan.

L’opéra de Stockhausen trouve ainsi une grande part de ses sources dans les diverses liturgies, mythes et rituels : citons le théâtre No, la tradition judéo-chrétienne et la tradition védique. Ainsi Licht fait-il directement référence à la théorie de l’Agni de Sri Aurobindo. Et le concept de la « superformule » qui régit le cycle dans sa globalité s’inspire directement de ce que Sri Aurobindo appelle le « Supramental ».

Rituel et mysticisme encore : en 1971, Stockhausen découvre Le Livre d’Urantia, qui l’inspirera durant les trente dernières années de sa vie. Cet ouvrage à vocation spirituelle et philosophique, écrit entre 1924 et 1955, sans doute par un patient de William S. Sadler, psychiatre de Chicago, est présenté par les initiés comme la cinquième révélation de l’histoire de l’humanité. Largement inspirée du christianisme, cette cosmogonie/ doctrine nourrit également la conviction du compositeur sur l’existence d’êtres supérieurs extraterrestres, une conviction qui s’exprime de manière apparente jusque dans sa musique. Stockhausen affirme du reste se considérer comme un simple poste de réception de signaux extraterrestres qu’il se contente de retranscrire. Le Livre d’Urantia (Urantia étant le nom donné à la Terre) lui fournira une partie des titres des pièces qui composent son cycle Klang (2004-2007).

Si Klang reste dans le ton du rituel (en illustrant les 24 heures de la journée), Stockhausen s’écarte cependant de l’utilisation systématique et zélée de la formule – peut-être par lassitude, ou peut-être pour respecter une vision plus vaste –, que la mort ne lui a pas permis de concrétiser. Le cycle entier s’élabore sur une série de 24 (nécessairement, dira-ton) notes couvrant deux octaves – série sur laquelle il avait déjà composé Gruppen (1955-1957) – et figure un retour vers le grand principe générateur de Kontakte : l’unité du temps musical. Clairement expliqué dans son essai sur le temps musical de 1960, ce principe dit que les trois paramètres essentiels qui définissent le son – la hauteur, la durée et le timbre – relèvent chacun d’un type différent de perception temporelle, sans que ces trois catégories ne soient en rien cloisonnées.

Au contraire, elles sont étroitement liées les unes aux autres, par des rapports d’échelle. Klang se tournant résolument vers la contemplation du son, après avoir regardé en face, pendant près de trente ans, la lumière (Licht) divine, ce retour vers la nature du son se justifie pleinement. La forme globale et, même, les modalités de représentation scénique, spécifiées sur la partition, reflètent le projet : à chaque heure est attribuée une couleur (selon la théorie de Wilhelm Ostwald (1853-1932), prix Nobel de chimie en 1909), laquelle couleur doit être celle des vêtements des musiciens lorsqu’ils interpréteront l’heure en question ! Même à l’échelle du cycle complet, la structure d’une journée est la 13e heure, intitulée Cosmic pulses est-elle illuminée d’un jaune brillant et ensoleillée, marquant ainsi le midi. La mort emporta le compositeur alors qu’il travaillait aux trois dernières heures. Sens de la formule et rituel du sens, on ne peut s’empêcher de voir un signe du destin dans le titre de la 21e heure, sur laquelle le cycle s’inachève : Paradies

Programme du festival Agora 2011, Ircam.
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