Texte cité dans

Entretien avec Grégoire Lorieux

par Jérémie Szpirglas

15 juin 2011


La partition de Karim Haddad pour Ce qui dort dans l’ombre sacrée suppose dès le départ des traitements en temps réel et pourtant, la partie électronique utilisée lors de la création était intégralement réalisée en temps différé, à partir d’échantillons retraités puis rediffusés : pourquoi ?

Je pense que l’idée musicale de Karim Haddad s’est formulée de manière à la fois autonome, originale et en même temps en rapport à des possibilités technologiques. Le logiciel SuperVP, qui existe depuis bien longtemps, peut en effet réaliser des élongations temporelles d’un son de grande qualité, ce qui rend possible une écriture électronique qui correspond justement à l’esthétique des canons rythmiques de Karim Haddad. cependant, l’idée que le contrebassiste, avec ce logiciel, joue un canon avec lui-même s’est révélée en avance sur les possibilités des ordinateurs de l’époque : si la partition est pensée pour que les transformations sur la contrebasse se fassent en temps réel, pendant le concert, le processus était beaucoup trop gourmand en ressources en 1996. Le logiciel SuperVP n’a pu être exploité en temps réel qu’à partir de 2007.

Une telle situation se présente-telle fréquemment, d’un compositeur qui pense à un processus et d’une informatique qui s’avère insuffisante ?

C’est assez rare qu’un compositeur remette au futur la possibilité qu’une de ses œuvres soit réalisée exactement comme il l’imagine… De la même manière qu’ils écrivent pour des instruments de musique existants, que l’on peut entendre, les compositeurs qui préparent une œuvre électroacoustique adaptent le plus souvent leur écriture en fonction de ce que les machines proposent : mais l’œuvre, à sa création, est alors associée à des choix de matériels et de logiciels très précis ; leur obsolescence rapide rend d’ailleurs problématique leur reprise à quelques années d’intervalle. Au contraire, la pièce de Karim Haddad ne recommande pas l’utilisation d’un logiciel en particulier, ce qui en permet des réinterprétations.

Ce qui dort dans l’ombre sacrée a déjà été créée en 1996, et la partie électronique, bien qu’en temps différé, en semblait alors adéquate. Pourquoi vous a-t-il tout de même paru nécessaire de la refaire ?

La pièce de 1996 est en effet cohérente esthétiquement. Karim Haddad avait joué le jeu de l’utilisation du temps différé et ce n’est pas réellement un pis-aller : les sons de l’époque sont extrêmement travaillés et très beaux, même s’ils sont identiques d’une interprétation à l’autre… Je ne souhaite pas induire de hiérarchie de valeur entre le temps différé et le temps réel : ce sont seulement deux esthétiques différentes. La version de 2011 n’est donc qu’une nouvelle version de la pièce, et comme toutes les nouvelles interprétations, elle se veut plus proche du texte, quitte à s’éloigner de la version de la création. Avec l’écriture instrumentale de Karim Haddad, les nombreux modes de jeu de la contrebasse (très haut sur la touche ou sur le chevalet) ne donnent jamais le même résultat d’une fois sur l’autre. L’intérêt de la nouvelle version réside dans le fait que le son du contrebassiste ralenti dans son ensemble (note, vibratos, variations de timbre…) devient la base d’une polyphonie construite sur le vif.

Il ne reste donc plus rien en temps différé ?

Plus rien du tout.

Karim Haddad a-t-il participé au travail ?

En partie. Mais je n’ai eu besoin de ses interventions que pour le travail sur les réverbérations. À l’époque, les réverbérations n’étaient pas calculées par ordinateur mais par un processeur externe. L’ordinateur ne servait qu’à lire les fichiers sons préenregistrés et à contrôler ce module de réverbération. Mon problème était alors : devais-je retrouver exactement le son que l’on recherchait pour les réverbérations dans ces années-là – un son large et brillant – ou au contraire les adapter « au goût d’aujourd’hui » ? Karim Haddad a préféré les réverbérations assez larges, qu’il avait à l’époque dans l’oreille.

Peut-on parler de « portage » dans le cas de la pièce de Karim Haddad ?

Non. Un portage consiste à prendre un programme existant pour le mettre à jour, en le réécrivant partiellement, et à l’adapter, le « traduire », pour un nouveau système. Ici, je suis reparti de zéro, c’est véritablement un travail de recréation. comme si quelqu’un reprenait la pièce dans trente ans, avec comme seul support la partition.

Grégoire Lorieux est le réalisateur en informatique musicale lors de la reprise de l'œuvre au festival Agora, juin 2011