Texte cité dans

Karlheinz Stockhausen

par Jérémie Szpirglas

8 juin 2011


Karlheinz Stockhausen est unanimement reconnu comme un pionnier de la musique électronique. À bon droit. Il est soit l’initiateur, soit l’un des premiers utilisateurs de toutes les innovations majeures qui ont marqué l’histoire de cette musique. Arrivant dans un champ quasi vierge, chacune de ses incursions y est considérée comme séminale. Il est aussi l’un des rares compositeurs à avoir su intégrer l’électronique à son univers, non pas comme un instrument « en plus », mais comme partie prenante du processus compositionnel, voire comme générateur d’un nouvel environnement pour l’écriture musicale, qui ne se substituerait pas au précédent mais, au contraire, l’élargirait, autant sur le plan de la palette sonore que de la forme. Il semble travailler à la manière des chercheurs en sciences expérimentales. Partant d’une hypothèse de travail – esthétique, théorique (il a une connaissance, au moins partielle, des différentes théories mathématique et physique du son) et/ou technique –, il se lance dans une longue phase d’expérimentations en profondeur, alternant découvertes et tâtonnements, et recourant parfois à l’empirisme le plus complet dans la méthode, pour aboutir enfin à une confirmation du postulat de départ, une formalisation, voire une théorisation du processus. Lequel processus s’intègre alors à l’espace compositionnel. L’électronique n’est pas pour Stockhausen une rupture avec l’acoustique – il alternera du reste, toute sa vie durant, pièces acoustiques, pièces électroniques et pièces mixtes – et il se désintéresse tout à fait de la distinction musique électronique pure/ musique concrète, appliquant les méthodes développées par l’une dans le domaine de l’autre – et vice versa. C’est justement au « contact » de tous ces univers sonores qu’il se place. Quand Stockhausen se frotte pour la première fois à la musique électronique, au début des années 1950, mises à part les expériences des thérémines et quelques rares instruments jouant avec la fée électricité, les seules (timides) tentatives dans le domaine sont celles du studio de la WDR à Cologne et de Pierre Schaeffer au sein de ce qui deviendra le GRM, à la Radiodiffusion-télévision française. C’est d’ailleurs auprès de Pierre Schaeffer qu’il fait ses débuts, avec Étude (1952-1953) : un travail sur bande, artisanal, empirique et laborieux, durant lequel il ne se contente pas de la démarche concrète de Schaeffer mais essaie de découvrir de nouveaux liens entre musique et son, en même temps que de transposer le symbolisme de la partition sur la bande elle-même. « Ce qui m’intéresse, dira-t-il à Michael Manion, c’est de voir la forme et le matériau fusionner pour n’être plus qu’un » : le matériau doit participer de l’acte créatif. Quittant Paris pour le studio de la WDR à Cologne, Stockhausen s’intéresse ensuite davantage à la synthèse de sons purement électroniques. Revenant à la nature vibratoire du son et, à sa source le signal sinusoïdal, il se plonge dans les transformées de Fourier pour jouer avec le spectre – ce qu’on appelle la « synthèse additive » : ajouter différents signaux sinusoïdaux pour « composer » le timbre voulu. Ce sera Studie I, produite au moyen de trois bandes, un générateur sinusoïdal et une chambre d’écho – qui permet à l’époque, entre autres, de synchroniser les signaux et de maîtriser la réverbération. Bien avant les spectraux – qui adopteront une démarche bien différente malgré un postulat scientifique et pratique identique au départ —, Stockhausen donne ainsi naissance à une nouvelle théorie de la composition. Il l’enrichit bientôt en explorant la synthèse soustractive – au moyen de filtres qui ne laissent passer qu’une partie du spectre – dans Studie II. Il appliquera toutes ces techniques dans Gesang der Jünglinge (1955-1956), certainement le premier chef-d’œuvre du genre, qui donne ses lettres de noblesse à cette nouvelle musique. Il y mêle allègrement musique concrète et musique électronique pure, unifiant sons vocaux (la voix d’un jeune garçon) et sons électroniques, les uns se fondant dans les autres avec un jeu savant sur la compréhensibilité du texte. La composition électronique reste à cette époque très artisanale. Le geste musical prend une part active à la production sonore, qui nécessite souvent plusieurs musiciens pour manipuler potentiomètres et autres micros. La mise au point des sons « tournants », première étape essentielle vers une spatialisation du son électronique, se fait ainsi au moyen d’une table tournante ! Un haut-parleur est fixé au bord de cette table circulaire, à un point précis, et des micros sont répartis tout autour, qui enregistrent le flux sonore sur des bandes séparées pendant que la table tourne. En diffusant ces différents enregistrements sur des haut-parleurs autour du public, celui-ci a ainsi l’illusion que le flux sonore tourne autour de lui – exactement comme Stockhausen l’avait expérimenté, par des moyens « acoustiques », dans Gruppen (1955), en faisant circuler un son d’un ensemble instrumental à l’autre autour du public. C’est ainsi qu’est réalisée la spatialisation de la partie électronique de Kontakte (1958-1960), autre grand chef-d’œuvre de Stockhausen, qui fait également figure de manifeste de sa pensée du continuum sonore et temporel, tel qu’exposé dans son traité L’unité du temps musical publié en 1960. Selon Stockhausen, en effet, les trois paramètres essentiels qui définissent le son – hauteur, durée et timbre – relèvent chacun d’un type différent de perception temporelle, sans être en rien cloisonnées, elles sont étroitement liées les unes aux autres, par des rapports d’échelle. Son travail sur Kontakte permet à Stockhausen de formaliser les quatre critères de l’écriture électronique : la structure temporelle unifiée que nous venons de voir, la décomposition du son (en harmoniques et partielles), la spatialisation par couches sonores, et l’équivalence entre la note et le bruit.

En 1964, Stockhausen se frotte pour la première fois au temps réel dans Mikrophonie I. C’est, là encore, un dispositif rudimentaire. Tout se passe autour d’un large tam-tam (qu’on entendait déjà dans Momente (1962-1969) dont le son est capté par deux micros, les deux signaux étant retraités individuellement par des filtres passe-haut/passe-bas, variables et gérés en temps réel au moyen de potentiomètres par des exécutants suivant une partition précise. Cette même année voit Stockhausen expérimenter également la modulation en anneau – qui permet de confronter un signal particulier à une porteuse pour obtenir une mixture sonore nouvelle – laquelle modulation exigera de lui une nouvelle approche compositionnelle dès l’année suivante. Viennent ainsi Telemusik puis le fameux Hymnen, qui mêlent divers matériaux issus de traditions extrême-orientales pour le premier, et d’hymnes nationaux pour le second – glissant des uns aux autres insensiblement. On y voit par ailleurs, pour la première fois, se manifester le concept de « décomposition » : Stockhausen aime à révéler, au sein même de la musique, le procédé qui a permis d’y arriver. À mesure que Stockhausen avance dans sa recherche, et que le matériel évolue, la technologie lui permet naturellement une utilisation plus extensive et plus complexe et une exploration plus profonde des possibilités de l’électronique. Dans Mantra (1969-1970) pour deux pianos et électronique, par exemple, la modulation en anneau lui sert à recréer une forme de relation harmonique entre les sons. Dans Sirius (1975-1977) et Tierkreis (1974-1977), l’électronique lui permet de jouer sur l’élasticité d’une même formule, en termes d’intervalles et de durée (une technique qui se retrouvera peu ou prou dans toutes ses œuvres électroniques postérieures). Dans son opéra Dienstag aus Licht (1991), il s’intéresse pour la première fois au MIDI. Parallèlement, les concepts dans le domaine de la spatialisation se complexifient grandement, au point que, lorsqu’il compose Oktophonie (1990-1991) Stockhausen imagine en même temps la salle idéale pour entendre cette musique de l’espace. Mais jamais l’électronique ne signifiera la suppression du musicien (ou du moins de l’exécutant) sur scène. En 1991, Stockhausen lui-même distinguait cinq révolutions dans son approche de la musique électronique. La première, en 1952-1953, fut l’intégration des sons concrets, abstraits et synthétisés en même temps que les premières esquisses de spatialisation. La deuxième, en 1963, fut l’apprentissage de l’électronique en temps réel, qui l’obligea à revoir de fond en comble ses techniques d’écriture. La troisième, pendant le travail sur Sirius, fut la découverte de la machine EMS Synthi 100 et de la table tournante à huit pistes : il passe ensuite trois années entières à réapprendre tous les processus de régulation et de production du son. Puis, ce fut le travail sur l’ordinateur 4X de l’Ircam, en 1984, pour lequel il revoit jusqu’à sa manière de penser la musique, son langage et sa notation. Quant à la dernière de ces révolutions, nous la vivons encore aujourd’hui : c’est l’explosion absolument hallucinante de l’informatique portable qui permet à la fois l’amélioration et l’extension de toutes les recherches entreprises jusque-là. Et Stockhausen de conclure ainsi : « Je ne vois aucune limite à ces évolutions dans l’avenir. » Ce qu’il a amplement prouvé lui-même durant les quinze dernières années de sa vie, en faisant entrer la musique contemporaine (électronique ou non) dans le xxe siècle.

Concert Agora 8 juin 2011, la Gaité lyrique
© Ircam-Centre Pompidou juin 2011