Texte cité dans

Commentaire sur L'esprit des dunes

par Julian Anderson

1 janvier 1994


Les sources d'inspiration

Les déserts ont toujours exercé sur Murail une attraction particulière. Il en a traversé lui-même plusieurs, et dans son œuvre surgissent fréquemment des images s'y rapportant, l'un des exemples notables en étant la grande pièce orchestrale Sables (1974), qui marque peut-être l'éclosion d'un style personnel. Dans cette œuvre de ses débuts, il utilisait le désert pour son analogie avec les processus musicaux dominés par des masses sonores glissant lentement à la dérive, dans lesquelles « les notes individuelles ne comptent pas plus que les grains de sables individuels – ce qui importe, ce sont les contours de la masse. »

Dans L'esprit des dunes, le désert est évoqué tant pour ses résonances psychologiques que pour les analogies techniques. Quoi qu'il en soit, les analogies constituent un prisme de convergence entre certaines caractéristiques de la musique de Murail et l'œuvre d'un bon nombre d'autres artistes, mais font également référence aux origines du matériau utilisé pour la pièce. C'est la première fois dans l'œuvre de Murail qu'est faite une allusion explicite à la musique d'autres cultures ; le matériau sonore dont dérive la pièce est en effet extrait de musiques traditionnelles de Mongolie et du Tibet, deux régions marquées, chacune à leur manière, par les déserts – le désert de Gobi, en Mongolie, et les régions montagneuses, rocailleuses et faiblement peuplées du Tibet.

L'œuvre porte une double dédicace « à la mémoire de Giacinto Scelsi et Salvador Dali » ; l'intérêt particulier porté par Scelsi à la vie intérieure des sons, qui se manifeste avec le maximum d'évidence dans des œuvres radicales comme Quatre Pièces sur une seule note, trouve un écho dans l'évolution mélodique et timbrale complexe qui se dégage des hauteurs individuelles produites par la technique du chant harmonique mongol.La dédicace à Dali n'est toutefois pas une allusion aux nombreuses évocations de ces vastes étendues désertiques pleines d'aliénation que l'on trouve si fréquemment dans les peintures de Dali, mais fait référence à Visions de Haute Mongolie, cet étrange film de l'artiste, dans lequel un objet isolé – l'embout métallique d'un stylo – devient le centre de focalisation, et est magnifié à un degré tel qu'il donne lieu à l'évocation de mondes intérieurs à part entière, offrant souvent une ressemblance frappante avec certains paysages désertiques de Mongolie et d'ailleurs – autre parallélisme avec Murail, qui, de l'intérieur même des spectres sonores instrumentaux et vocaux, construit de véritables univers mélodiques.

Le compositeur a également évoqué un phénomène bien connu dans le désert de Gobi : celui de sons mystérieux ressemblant fortement à des voix, et probablement provoqués par la friction des grains de sable que le vent pousse l'un contre l'autre. Ainsi, dans sa pièce, de façon métaphorique, comme les mongols le disent du désert de Gobi : « le désert chante ».

Description de la partie électronique

Comparée à Désintégrations, composée onze ans auparavant, cette œuvre, seconde commande de l'Ircam, exploite de manière très différente les ressources de l'institut. Tirant parti de l'explosion des systèmes personnels au cours des six dernières années, Murail est enfin en mesure de dépasser les rigidités pesantes inhérentes au travail sur bande, et d'effectuer une fusion plus souple, plus raffinée et plus sophistiquée – assurément la plus aboutie à ce jour – entre le son instrumental live et l'électronique.

Dans l'œuvre présente, le matériau sonore initial est une fois encore dérivé de sons réels instrumentaux et vocaux : du Tibet, échantillons de rituels monastiques avec les sonorités caverneuses extraordinaires du chant des moines, les sonorités tout aussi pénétrantes des fameuses dung chen, trompettes rituelles, et la harpe hébraïque ; de Mongolie, la célèbre technique vocale du khöömi, par laquelle un chanteur unique produit simultanément une mélodie et un bourdon en accentuant les harmoniques successives d'une note fondamentale chantée dans les graves.

Ces sons ont été numériquement analysés grâce à une méthode dite de « suivi de partiels » : en déterminant l'évolution paramétrique et l'amplitude des partiels de n'importe quel son donné, l'ordinateur peut stocker l'information analysée sur disque dur et s'en servir soit pour procéder à une resynthèse du son d'origine, soit comme base de modélisation pour de nouveaux sons. La gamme des sons électroniques que l'on entend dans la pièce va ainsi de sons clairement audibles, relatifs aux échantillons source, à ceux déformés par traitement informatique, dont l'origine est loin d'apparaître avec évidence. Cette méthode d'analyse permet une autre technique, tout aussi fondamentale, celle de l'« hybridation » des sons, grâce à laquelle il est possible de produire un timbre « inouï » en croisant soit les caractéristiques spectrales d'un son avec celles d'un autre, soit l'un des sons échantillonnés avec un autre (le chant tibétain et le khöömi mongol possèdent en fait déjà en commun un certain nombre de particularités timbrales), soit un son échantillonné avec le spectre de l'un des sons instrumentaux. Cet ensemble de techniques permet non seulement d'élaborer la partie électronique, mais fournit également tous les paramètres de base relatifs aux hauteurs des instruments. Comme d'habitude Murail met ici encore l'accent sur la nécessité de faire fusionner timbre et harmonie, de manière à rendre toute différenciation quasiment impossible.

Description de l'œuvre

Aucune des œuvres composées par Murail à ce jour (à l'exception peut-être du quatuor Vues aériennes) ne dénote une écriture mélodique aussi élaborée que L'esprit des dunes. Elle s'impose avec évidence dès le début de l'œuvre, où une série de guirlandes mélodiques, dérivées de loin du khöömi et centrées autour d'une forme basique (que l'on entend en premier lieu au hautbois), évolue en un dialogue entre sons synthétiques et instruments à vent. En arrière-plan se déploie une texture qui, telle une musique populaire imaginaire, suggère une danse saccadée et boitillante principalement figurée par les cordes pizzicato et les tumbas, cependant que les bois poursuivent la progression mélodique.

Alors que la musique adopte un caractère de plus en plus soutenu, de nouveaux sons de synthèse émergent, basés sur le spectre des longues trompettes tibétaines (avec prédominance d'une tenue de grave) ; les harmonies instrumentales glissent pendant ce temps vers des spectres de plus en plus harmoniques, jusqu'à rejoindre ceux des trompettes, avant de fusionner avec eux. Un nouveau plan mélodique se dégage des partiels les plus élevés de ces spectres du son synthétisé, et est une nouvelle fois repris par les bois tandis que la musique est en proie à une agitation de surface de plus en plus vive. Ce bref épanouissement de fioritures ramène paradoxalement la musique vers la tenue de entendue pour la première fois dans la section précédente, et vers la musique quasiment la plus consonante de toute la pièce.

Une série d'éruptions soudaines (dérivées de la fusion spectrale de sons de papier déchiré et de timbres instrumentaux), figurées par l'ensemble au grand complet vient rompre la stabilité du discours musical et force les sons synthétisés vers des spectres plus vocaux, qui se transforment à l'occasion en sonorités très proches de celles du chant tibétain. Un long solo de sons synthétisés relie ces spectres vocaux à ceux du chant harmonique mongol, mais à l'instant même où ceux-ci sont clairement déterminés et dépourvus de toute ambiguïté, l'ensemble reprend brusquement ses éruptions, confirmant l'arrivée des spectres du khöömi et générant une autre de ces « boucles » structurelles si typiques dans cette pièce.

La figuration mélodique précédemment entendue revient avec une force et une vigueur renouvelées – cette section constitue en effet une sorte de creuset pour l'ensemble des figures mélodiques utilisées dans l'œuvre – avant que chaque élément ne se dissolve dans le spectre unique d'un do dièse au timbre électronique hybride. Cette progression semble amener la musique vers une cadence harmonique stable, détruite à la dernière minute par une recomposition des figures mélodiques qui précipite la musique vers une conclusion d'une surprenante violence.


© Ircam-Centre Pompidou 1994