mise à jour le 13 septembre 2023
© Kai Bienert

Heinz Holliger

Compositeur, hautboïste et chef d'orchestre suisse né le 21 mai 1939 à Langenthal.

Heinz Holliger fait ses premières études musicales aux conservatoires de Berne et de Bâle, avec notamment Sandor Veress en composition, entre 1955 et 1959. Au Conservatoire national supérieur de Paris, il étudie en 1962-1963 le hautbois avec Emile Cassagnaud et Pierre Pierlot et le piano avec Yvonne Lefébure. De 1961 à 1963, il suit les cours de composition de Pierre Boulez à Bâle.

Il remporte le premier prix de hautbois du concours international de Genève en 1959, puis celui du concours de Munich deux ans plus tard. Sa carrière d’interprète connaît dès lors un très grand succès ; il devient l’un des représentants les plus célèbres de son instrument dans le monde entier, repoussant ses limites techniques par des nouveaux modes de jeu et suscitant ainsi autour de lui de nombreuses œuvres nouvelles pour le hautbois (de Berio, Carter, Ferneyhough, Ligeti, Lutoslawski, Karlheinz Stockhausen etc.).

Outre ses activités de soliste et de chef d’orchestre, Heinz Holliger est un pédagogue reconnu, notamment à travers l’enseignement qu’il délivre à partir de 1966 à la Musikhochschule de Fribourg en Brisgau.

Le compositeur est longtemps resté dans l’ombre du musicien, avant de connaître une progressive reconnaissance à partir des années quatre-vingt. Il reçoit de nombreux prix, parmi lesquels celui du Schweizerischer Tonkünstlerverein en 1984, le prix Sonning de Copenhague, le prix de Frankfurt en 1987, le prix des arts de la ville de Bâle en 1989, le prix Ernst-von-Siemens en 1991, le prix de composition musicale 1994 de la Fondation Prince Pierre de Monaco pour la pièce orchestrale (S)irató. En 1995, il gagne le Premio Abbiati de la Biennale de Venise pour le cycle Scardanelli-Zyklus. Il est compositeur en résidence, en 1993-1994, de l’orchestre de la Suisse Romande et en 1998, du festival de Lucerne. En octobre 1998, après la deuxième performance de son opéra Schneewittchen à Zurich, Holliger reçoit un doctorat d’honneur de l’université de Zurich. En 2007, il est le premier compositeur à recevoir le prix du Festival de Zurich. La Fondation culturelle Pro Europa lui décerne le Prix Européen de la Culture 2009. Il reçoit le Prix suisse de Musique, décerné par l’Office Fédéral de la Culture, en 2015, et le Prix Robert-Schumann de la Ville de Zwickau en 2017. En 2022, il est récipiendaire du Robert Schumann-Preis für Dichtung und Musik et du Grand Prix du Disque 2022 pour l’enregistrement de Lunea sur le label ECM.

Le catalogue de Heinz Holliger couvre tous les genres, de la scène aux œuvres solistes, dont plusieurs pour son instrument Studie über Mehrklänge (1971) et celui de son épouse Ursula (la harpe, seule ou associée au hautbois comme dans Mobile de 1962), et en passant par de nombreuses pièces vocales et orchestrales, parmi lesquelles ConcErto…?, créée en mai 2001, commande du Kölnmusik pour le vingtième anniversaire de l’orchestre de chambre de l’Europe. Il est inspiré par les poètes habités par la folie et la mort, comme Hölderlin (cycle des saisons Die Jahreszeiten, 1975-1979, Trakl, Celan, Walser (Beiseit, 1990-1991, Schneewittchen, 1997-1998), Beckett (Va et viens, 1976-1977). Heinz Holliger vit à Bâle. Ses œuvres sont publiées chez Schott.


© Ircam-Centre Pompidou, 2017

Sources

  • Éditions Schott.

Par Philippe Albèra

Né en 1939 à Langenthal (Suisse) dans une famille de médecins, Heinz Holliger a mené de front des études de hautbois, de piano et de composition à Berne, à Paris et à Bâle. Titulaire de plusieurs prix internationaux, virtuose unanimement célébré de par le monde, commanditaire de toute une série d’œuvres pour hautbois, il mène également une carrière de chef d’orchestre qui l’a conduit à enregistrer de nombreux disques. Le compositeur, toutefois, s’est développé à l’ombre de l’instrumentiste prestigieux.

Après une enfance paisible, studieuse et insouciante (« À l’époque d’Auschwitz, j’étais assis chez moi devant des plats remplis à raz bords et je mangeais tout mon content. Les expériences les plus douloureuses furent à peu près la mort de mon canari et la destruction de ma petite voiture »), il est allé suivre l’enseignement de Sandor Veress, dont l’ouverture artistique et l’exigence éthique, héritées de Bartok, échappaient à l’académisme stérile qui fut la norme après la Seconde Guerre en Suisse. Ses premières compositions publiées, qui font suite à une intense activité créatrice commencée dès l’adolescence, font apparaître diverses influences formatrices : celle de son professeur et celle de Klaus Huber (Miniatures, Schwarzgewobene Trauer, Erde und Himmel), puis de l’école de Vienne et de Berg en particulier (Liebeslieder, Elis), enfin celle de Boulez, dont il va suivre les cours à Bâle au début des années soixante (Glühende Rätsel, Trio, Mobile). L’assimilation du sérialisme et la rigueur d’une écriture très tôt souveraine, où la pensée contrapuntique héritée de Veress s’articule à une sensibilité harmonique développée auprès de Boulez, s’inscrivent à l’intérieur d’un lyrisme qui a ses racines dans le romantisme et l’expressionnisme, comme en témoignent ses choix littéraires (notamment la présence récurrente de Georg Trakl et de Nelly Sachs). Dès ses années de formation, Heinz Holliger échappe ainsi aux limites de la zone linguistique et culturelle où il était né, et à celles de la « culture » officielle de son pays, méfiante vis-à-vis des positions extrêmes.

C’est précisément une recherche des limites qui va conduire Holliger au-delà du style épigonal qui caractérise une partie de sa génération ; on peut en suivre le cheminement dans l’œuvre la plus aboutie de sa première période, Siebengesang, composée en 1966-1967 sur des poèmes de Trakl. Holliger y fait progressivement éclater les conventions de la musique postwébernienne en travaillant sur l’extension du jeu instrumental et, à l’intérieur de la grande forme, sur un passage au-delà des limites qui n’est plus seulement métaphorique : il s’inscrit dans la transformation même de la sonorité au cours de l’œuvre, notamment par l’entrée des voix de femmes, jusqu’à la note suraiguë du hautbois solo à la fin, prolongée de façon infinie. C’était déjà vrai des Glühende Rätsel (Énigmes ardentes) sur des poèmes de Nelly Sachs, composées en 1964 : la sonorité instrumentale y est enrichie des sons de la clarinette contrebasse, du cymbalum et d’une riche percussion. Ces pièces du début sont traversées par un lyrisme au souffle ample ; la ligne est moins une arabesque qu’une phrase expressive conduisant le discours à son exacerbation dans l’idée d’une forme durchkomponiert. Le temps est souple, lié au phrasé, évitant toute pulsation. Holliger a thématisé le conflit des deux cultures auxquelles il a été confronté à ses débuts dans Der magische Tänzer (Le danseur magique, 1963-1965) sur un texte de Nelly Sachs, à qui l’œuvre est dédiée. Les lignes expressives, provenant d’une tradition postexpressionniste, s’y opposent aux structures harmoniques et timbriques inspirées par le style boulézien, que Holliger exorcise pour l’une des dernières fois.

Au tournant des années soixante-dix, dans toute une série d’œuvres iconoclastes, Holliger abandonne les schémas de la composition sérielle au profit d’une approche plus physique et plus spontanée du son, ainsi que de ses développements organiques, suivant une logique de l’expression qui s’oppose à tout formalisme. Il en résulte une musique violente, parfois provocatrice, qui révèle non seulement une sensibilité à fleur de peau, mais aussi la tendance à repousser les limites et à bousculer la forme conventionnelle du concert. On le sent déjà dans le quintette à vent h (1968), où les éléments bruitistes, les structures microtonales et les multiphoniques jouent un rôle important. Dans Pneuma, pour vents, percussion, orgue et radios (1970), rituel dédié à la mémoire de sa mère, comme dans le Quatuor à cordes (1973), violente réaction à la contrainte du genre, il n’y a quasiment plus aucun son « normal ». Psalm (1971), sur le poème célèbre de Celan, se refuse au chant. Atembogen pour orchestre (1974-1975) joue également sur des textures bruiteuses ou indéterminées, dans lesquelles les instrumentistes ont des formules non mesurées qui se superposent les unes aux autres (le compositeur avait exploré la forme ouverte dans le Trio avec harpe de 1966). Holliger, en explorant l’envers des sons, veut tout à la fois faire émerger les tensions physiques et psychiques qui sont à leur source et briser ce qui reste de mimésis dans son écriture. Derrière une certaine violence dirigée contre l’esthétique boulézienne et l’académisme tiède de la musique suisse, il existe une violence dirigée contre soi-même, qui s’accompagne d’une forte rébellion contre la société, dans l’esprit de l’époque (certains projets, abandonnés, avaient une véritable charge politique). Cardiophonie pour hautbois et bande (1971) est à cet égard symbolique : l’œuvre s’apparente à une mise à mort. La pulsation de plus en plus rapide des battements de cœur de l’instrumentiste, enregistrés et diffusés par haut-parleurs, accompagnent une musique de plus en plus agitée, provoquant l’effondrement du musicien à la fin du morceau.

Cette phase d’expérimentation radicale du matériau, menée parallèlement à celle de Lachenmann, auquel Holliger est très lié, ne peut être confondue avec les nombreuses expériences contemporaines dans le domaine instrumental. Les œuvres, rigoureusement construites et contrôlées, échappent aux périls de la musique spontanée comme elles avaient échappé auparavant à ceux d’une musique entièrement déterminée. « Je suis incapable de remplir un cadre. Pour moi, la composition est comme un voyage dans un territoire inconnu, et je veux rester libre de la décision sans avoir à “traîner” le poids du matériau ! » dira le compositeur. Le quatuor à cordes, rituel d’extinction au sens beckettien du terme et tentative pour atteindre l’essence même du musical, mène à une écriture plus dépouillée, à une poétique de la résistance intérieure, où les notes sont arrachées au silence, à l’indicible. Hanté par la folie et la mort, et par les démarches visionnaires, Holliger va croiser sur son chemin les visages amis de Schumann, Hölderlin, Walser, Celan, Beckett, Soutter, qui seront ses alliés naturels. Ainsi, juste après le quatuor, il commence la composition d’une pièce pour sept cordes qui prendra le titre symbolique de Eisblumen (Fleurs de givre) : elle est entièrement faite de sons harmoniques, avec en arrière-plan, teneur fantômatique mais inaudible, un choral de Bach célébrant une mort paisible (« Komm, o Tod, du Schlafes Bruder » [Viens, ô trépas, toi le frère du sommeil]). Cette musique suspendue dans un espace ne comportant plus ni haut ni bas peut faire songer à ce vers de Celan : « En l’air, là reste ta racine, là, en l’air ». Il y a bien en effet une inversion, et cette musique non directionnelle, flottante, glacée, adossée au contenu du choral de Bach, tranche avec l’impetus des œuvres précédentes. Il s’agit moins de sérénité que d’un détachement du lien « naturel » entre forme musicale et expression ; le monde est perçu désormais à partir de l’envers des sons, depuis un lieu où les formes expressives qui s’élancent vers la lumière sont comme pétrifiées, recouvertes par le givre. Cet envers, exploré pour lui-même au début des années soixante-dix, restera présent dans les compositions futures, mais articulé à d’autres types d’écriture.

Eisblumen va déclencher un grand œuvre inspiré par les ultimes poèmes de Hölderlin, signés Scardanelli, le Scardanelli-Zyklus, dont la composition s’étend de 1975 à 1993, avec « la volonté de se concentrer sur des choses extrêmement simples, de ne pas effacer ses propres traces derrière la complexité, mais de se confronter à l’évidence, de se mettre dans une position où il est impossible de mentir, dans une situation absolument non théâtrale, et dénuée de tout ornement ». C’est une œuvre majeure de la musique d’après-guerre, d’une originalité totale comme le soulignera Ligeti pour qui elle est l’une des « œuvres les plus riches et les plus profondes » de notre époque. De forme circulaire, Scardanelli-Zyklus échappe aux caractéristiques d’une dramaturgie classique : pendant près de trois heures, l’œuvre se déploie dans son caractère d’inexorabilité et de hiératisme, telle une cérémonie. Elle n’est pas conçue comme une totalité, dans l’esprit d’une forme monumentale, mais comme un journal dont les feuillets, liés à une idée centrale, s’ajoutent les uns après les autres. Par trois fois, le chœur parcourt le cycle des saisons : ce sont les Jahreszeiten, qui forment le cercle central, écrit entre 1975 et 1979. Des pièces instrumentales faisant appel à des formations diverses constituent un second cercle : ce sont des commentaires, des exercices au double sens compositionnel et spirituel : Übungen über Scardanelli. Un troisième cercle, plus bref, est lié à la flûte, instrument pratiqué par Hölderlin, sous forme solo ou concertante. Chaque pièce, pourtant, demeure autonome : chacune peut être jouée séparément. L’ordre dans lequel elles sont présentées reste libre, les seules contraintes étant celles de l’alternance entre parties vocales et instrumentales et le mouvement circulaire des saisons. De même, il est possible de jouer la totalité des morceaux (vingt-deux) ou une partie seulement. La structure diachronique des trois cycles de saisons correspond donc à la structure synchronique des trois cercles enchevêtrés. Cette liberté laissée aux interprètes n’a pourtant rien à voir avec le concept d’œuvre ouverte ; elle est articulée à une écriture sévère, chaque pièce reposant sur des principes extrêmement rigoureux qui tendent moins à une construction qu’à un épuisement des structures. Les processus sont menés presque systématiquement jusqu’à leurs propres limites. Ils ne sont pas au service d’un « message », et ne donnent pas l’illusion d’un langage musical « intact », pour reprendre une expression de Lachenmann ; ils en révèlent au contraire les ambiguïtés et les brisures, ainsi que les possibilités cachées. Cette formalisation poussée, où tout est fonctionnel, vise à une pétrification du temps. Le moment étouffe dans sa toile tout ce qui tend à une forme quelconque de narrativité. Ainsi, l’idée de la circularité propre à la forme générale se reflète dans le microcosme de chacune des pièces. Il y a bien un parcours, mais intérieur. Tout est saisi dans un cadre serré. L’intériorité, poussée à un degré aussi intense, n’est pourtant pas un rejet ou un abandon du réel. L’œuvre « élève une exigence d’infini, cherche à se frayer passage à travers le temps, – à travers lui et non par-dessus », comme l’a écrit Paul Celan dans son Discours de Brême. Le retour sur soi n’est pas une exclusion du monde, un repli narcissique, une indifférence à l’autre ; c’est au contraire une résistance, une espérance et un appel. Est visé ce qui, dans l’esprit rationnel, s’est retourné contre son propre concept. Car il s’agit de sauver tout à la fois la nature et la subjectivité d’une logique de la domination qui conduit à l’aliénation et à la réification de toute chose.

Dans Scardanelli-Zyklus, les différentes techniques d’écriture et les procédés formels apparaissent de façon transparente. Leur description par le compositeur lui-même, reprise dans les commentaires, n’épuise nullement leurs significations. On ne peut s’en tenir à la symbolique d’un canon joué successivement dans une échelle de tons, de demi-tons, et de quarts de tons (Sommerkanon IV), ou même de huitièmes de tons (Sommer II et III), et devenant ainsi de plus en plus expressif, ou à celle d’une pièce dans laquelle chaque chanteuse détermine son tempo en se basant sur son propre pouls (Sommer I). La présence d’un accord de do majeur tenu d’un bout à l’autre d’une pièce (Winter III), l’utilisation d’un cantus firmus fondé sur la symbolique des lettres Glocken-Alphabet), le passage aux limites (ad marginem) ou l’épuisement d’une structure sérielle sous forme de carré magique (Schaufelrad) entraînent des commentaires obligés. Mais l’articulation entre des moyens bien circonscrits et un résultat sonore inouï réclame une écoute capable de percer la forme souverainement composée. La clarté recèle en effet de nombreuses ambiguïtés. L’accumulation des pièces individuelles et celle des « procédés » d’écriture à l’intérieur de chaque pièce ne forment pas une simple addition. Le caractère systématique des techniques utilisées conduit à l’idée d’un moment présent qui n’existe plus subjectivement comme le passage vers ce qui doit advenir, mais renferme des formes contradictoires où mémoire et invention, immédiateté et médiation se croisent. Certaines pièces reposent presque intégralement sur des accords classés ; s’y ajoutent parfois des figures mélodiques expressives, d’un caractère quasi romantique, qui rappellent le style de Holliger à ses débuts. La structure apparemment conventionnelle dévoile son autre. Dans Frühling I, l’envol du soprano sur le mot « Menschheit » [humanité] doit être chanté bouche fermée ; lors de sa première apparition au début de la pièce, les mots « der neue Tag » [le jour nouveau] sont chantés à bout de souffle, les poumons vidés (« mit fast leerer Lunge weitersingen : quasi “espressivo” », dit la partition). La même indication apparaît au-dessus de l’accord de mi mineur, sur le mot « Freuden » [joies] (Holliger ajoute : « viel Hauch », beaucoup de souffle). Les accords de la mineur et de bémol majeur sur les mots « Es kommt » [il vient] sont enchaînés en expirant jusqu’au point où les chanteurs restent sans voix (« tonlos »). Des phrases musicales doivent être chantées ou jouées en inspirant. Les musiciens vivent le conflit des forces contraires dans leur propre corps. La quiétude rassurante des accords parfaits est traversée par ces expirations et ces inspirations subites, qui ont un effet tragique, « souffle et parole coupés », selon l’expression de Celan, comme la poésie naïve et simplifiée signée Scardanelli est le masque des grands poèmes antérieurs. La musique ne mime pas le texte : elle en déchire l’apparence, elle l’analyse au sens psychanalytique du terme, comme un masque que l’on arrache.

On ne peut dissocier le monde de Scardanelli-Zyklus des trois œuvres scéniques écrites durant la même période et dans lesquelles Holliger traverse l’univers beckettien. On y retrouve une même formalisation qui absorbe et produit les significations proprement dites, comme si les individus, tout en revendiquant leur subjectivité, n’étaient plus que des archétypes, des pions que l’on déplace sur un échiquier. Dans Come and Go (1976-1977), Holliger a démultiplié la scène originelle représentant trois femmes qui complotent à propos de celle qui s’absente : ce sont chez lui trois fois trois femmes chantant dans trois langues différentes (anglais, français, allemand) redoublées par trois fois trois instruments identiques (flûtes, clarinettes et altos). Ce contrepoint a trois fois trois parties peut être joué intégralement ou partiellement ; il s’épuise de façon inexorable à partir du fortissimo initial, les mots étant progressivement rongés par le silence, comme les sons par les bruits. Dans Not I (1978-1980), la schyzophrénie du personnage unique engendre une démultiplication de la voix de soprano grâce aux moyens électro-acoustiques et à l’écriture canonique. What Where? (1988), plus immédiatement dramatique, oppose de façon cérémonielle les quatre personnages masculins, doublés par un « consort » de quatre trombones, dans une situation où violence et terreur, irreprésentables, agissent secrètement, hors champ (et hors chant).

La quête d’une vérité cachée derrière le masque de l’apparence, si séduisant soit-il, est l’un des thèmes fondamentaux de la musique de Holliger – mais aussi de sa pratique comme interprète. L’inlassable interrogation des œuvres et des destins – chez lui, la personnalité et la biographie des personnes sont toujours des composantes de l’œuvre – en témoigne ; les images de la folie et de la mort, du dépouillement extrême, révèlent des forces cachées, des significations libérées de toutes conventions. Elles sont la source même de l’inspiration pour Holliger, le point de vérité qu’il s’agit d’atteindre. Et c’est un point de non-retour. On peut mesurer l’évolution du compositeur en ce sens dans les Liebeslieder (1960/1993), œuvre de jeunesse reprise et complétée à trente ans de distance : le romantisme des premiers lieder, où l’on sent encore l’influence de Berg, est transcendé dans les plus récents. Ce qui ressortissait encore du domaine de l’expression au sens traditionnel du terme – une sorte de « représentation » du poème à travers le medium expressif de la musique – est transféré à la structure de la sonorité. La rhétorique musicale des trois premiers lieder, dans une alchimie propre au compositeur, y est condensée en un accord, et dans la matière même du tissu musical. On passe d’une image hautement expressive à l’essence de l’expression, ressentie physiquement. La transcription effectuée à partir de deux pièces tardives de Liszt, Unstern et Nuages gris (Zwei Liszt-Transkriptionen, 1986), a un caractère semblable de transfiguration dans et par l’écriture : il ne s’agit pas d’une orchestration au sens traditionnel du terme, mais d’une analyse capable de faire émerger la dimension prophétique des œuvres lisztiennes. Les ornements et les figurations virtuoses typiques de l’écriture pianistique de Liszt, rejetés dans ses œuvres de la fin, surgissent dans la réécriture de Holliger sous une forme inquiétante qui dérange l’apparente sérénité d’un style dépouillé. Holliger nous fait entendre ce qui a été soustrait et qui, dans l’absence, continue d’exercer une force mystérieuse, le gouffre qui résonne au-dessous des notes et dont on trouve l’écho dans ses propres Lieder ohne Worte I (1982-1983) pour violon et piano, au style dépouillé.

Ce travail de relecture du passé s’est amplifié dans une période plus récente, Holliger ne croyant plus « à l’autonomie du matériau, à la beauté autonome. Je travaille désormais avec du matériau historique… ». Les transcriptions des Six Piècespour piano opus 19 de Schoenberg (2007), ou de Debussy dans Ardeur noire (2008), mais aussi le travail à partir de Machaut (Zwei Machaut-Transkriptionen, 2001 et Triple Hoquet, 2002), pour trois altos, est inséparable d’une nouvelle confrontation avec des figures qui lui sont proches, comme Hölderlin et Schumann dans Gesänge der Frühe (1987), et d’une quête de l’identité suisse au-delà des images conventionnelles livrées par ce pays. C’est ainsi que le compositeur va explorer le folklore valaisan dans Alb-Chehr (1991) et le monde intimiste de Robert Walser dans Beiseit (1990), où le contre-ténor, double des yodleurs suisses, est accompagné par une formation de type folklorique : clarinette, accordéon et contrebasse. Walser encore avec l’opéra Schneewittchen (Blanche-Neige, (1997-1998), mais aussi Louis Soutter pour le Violinkonzert (1993-1995/2002), et Anna Maria Bacher, qui écrit ses poèmes en dialecte, pour Puneigä (2000-2002), ou encore Albert Streich dans Induuchlen (2004) pour contre-ténor et cor naturel, et l’on pourrait d’autres œuvres dans ce sens. Mais c’est aussi, dans la même période, et comme une conséquence des procédés utilisés dans Scardanelli-Zyklus, une confrontation avec les formes et les techniques du passé. La Partita (1999) pour piano est à cet égard significative de toute une série d’œuvres cherchant à réintégrer dans un langage moderne des structures héritées des époques modales ou tonales, comme la chaconne et la fugue, qui sont deux mouvements développés dans cette œuvre (on songe à l’effort de Schumann, ici présent en filigrane, pour acclimater en son temps les formes classiques à son écriture).

Toutefois, ce n’est plus la mise à distance du sujet expressif qui se joue désormais dans les pièces, comme c’était le cas dans Scardanelli-Zyklus, mais une tentative de restauration de son intégrité. Dans sa dernière période, à partir de 1990, Holliger fait signe vers la première mais à un autre niveau. On y retrouve le flux de l’invention, une déroutante facilité d’écriture et la spontanéité au détriment de toute formalisation intrinsèque a priori, de toute systématisation consciente – les formes sont souvent reprises ou dérivées de celles du passé. Le fait qu’il écrive aussi rapidement que possible et d’un seul jet les lignes principales de ses œuvres (notamment les œuvres vocales et concertantes) est à cet égard révélateur : Holliger cherche à privilégier l’inspiration première, une écriture venant de l’inconscient, ensuite travaillée dans le détail. La souveraineté du geste mélodique, non dénué d’un certain pathos, rétablit la continuité musicale ainsi qu’une forme d’expressivité immédiate. Dans le Violinkonzert « Hommage à Louis Sutter », œuvre majeure de sa dernière période, l’instrument-personnage traverse l’histoire à travers différents styles d’écriture jusqu’à la tension presque insoutenable de la fin du troisième mouvement où le violon, comme pour évoquer le Stravinski de l’Histoire du soldat, est confronté à la seule percussion. Dans un épilogue que Holliger a mis près de dix ans à écrire, la voix individuelle est submergée par un orchestre tiré vers le grave, mais elle parvient encore à chanter quelques bribes mélodiques apparentées aux mouvements précédents. Le tragique est comme retourné par une forme de compassion. On retrouve des expressions qui, malgré le passage à travers des formes répertoriées, ou l’intégration d’éléments bruités et de techniques de jeu nouvelles, flirtent avec l’ancienne mimésis. Dans Schneewittchen, l’équilibre fragile entre spontanéité et formalisation induit un rapport critique avec le matériau, une distanciation, et une certaine ironie, plutôt rare chez le compositeur. Les deux éléments cohabitent comme si la dramaturgie, fondée sur la schizophrénie des personnages, reposait sur une articulation intrinsèquement musicale qui en serait la traduction musicale exacte. L’œuvre est fortement cryptée, mais elle se présente dans une tension perpétuelle de type expressionniste, à l’image de personnages à la fois réels et fictifs, enfermés dans leurs propres représentations. Dans la production récente du compositeur, si abondante, le pendule oscille tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.

L’écriture de Holliger reste ainsi liée à une histoire dont il connaît les moindres recoins, et elle ne cesse de se réfléchir elle-même en la réfléchissant. À l’idée d’un degré zéro, d’une rupture avec le passé, Holliger répond: « Même comme explorateur de territoires nouveaux, j’ai besoin d’emporter des provisions ». Aussi sa musique se projette-t-elle moins dans un futur utopique épuré des scories de la tradition qu’elle ne réfléchit son propre destin avec angoisse, en essayant de sauver l’utopie dont témoignent les œuvres du passé, et avec elle le sujet authentique qu’elles présupposent. Holliger n’a pas été touché par la déconstruction structuraliste et par la « disparition élocutoire du poète ». Sa musique voudrait réconcilier le passé et le présent, l’idéal et le réel, le centre et la marge, dans une posture à la fois héroïque et sentimentale, et avec une lucidité tranchante. La forme des œuvres, qui s’apparente souvent à un chemin initiatique, est hantée par le ton de la déploration, de la folie et de la mort ; mais elle est aussi traversée par des élans irrépressibles, par un désir de beauté et de célébration. Le matériau, comme l’écriture, sont historiques de part en part, mais déchirés par l’impulsion expressive et par la pénétration du regard critique. C’est ce qui confère aux œuvres de Holliger leur force de vérité et une place singulière dans le contexte actuel.

Sources
On peut consulter le livre consacré à Heinz Holliger par les Éditions Contrechamps, fait d'un long entretien avec le compositeur, de quelques-uns de ses textes, et d'études sur son œuvre (nouvelle édition augmentée : Genève, 2007).

© Ircam-Centre Pompidou, 2009

Documents

Liens Internet

(liens vérifiés en septembre 2023).

Bibliographie sélective

  • Carolin ABELN, Sprache und neue Musik : Hölderlin-Rezeption bei Wilhelm Killmayer, Heinz Holliger, Wolfgang Rihm und Luigi Nono, Freiburg im Breisgau, Wien, Berlin, Rombach Verlag, 2017.
  • Philippe ALBÈRA, « …L’aile de l’ange, lourde d’invisible… », sur Scardanelli-Zyklus, sur le site de l’Ensemble intercontemporain, mai 2013 (lien vérifié en septembre 2023).
  • Heinz HOLLIGER, Textes, entretiens, écrits sur son œuvre, avec des textes de Philippe Albèra, Clytus Gottwald, Peter Szendy, Kristina Ericson, Michel Rigoni, Roman Brotbeck, John E. Jackson, Jürg Stenzl, Bernhard Böschenstein, Helmut Lachenmann et des témoignages de Pierre Boulez, Elliott Carter, György Ligeti, sous la direction de Philippe Albèra, éditions Contrechamps, Genève, 1996, nouvelle édition augmentée, 2007.
  • Heinz HOLLIGER, Nelly SACHS, Korrespondenz, 10. Jan. 1963 bis 7. Mai 1970, Ms, Nelly Sachs Archiv der Königlichen Bibliothek Stockholm.
  • Heinz HOLLIGER, « Nachtrag zum Welmusikfest der IGNM », dans SMZ 110, 1970, p. 311-312.
  • Heinz HOLLIGER, « Grusswort », dans Sándor Veress. Festschrift zum 80. Geburtstag, Andreas Traub éd., Verlag K. Haseloff, Berlin, 1986, p. 20-21.
  • Heinz HOLLIGER, « Eine imaginäre Rede an die eidgenössischen Räte », dans dissonanz/dissonance 89, 2005, p. 41.
  • Kristina ERICSON, Heinz Holliger – Spurensuche eines Grenzgängers, Berne, Peter Lang, 2004.
  • « Heinz Holliger », Musik-Konzepte Heft 196-197, Munich, text + kritik, 2022.
  • Thomas MEYER, « Heinz Holliger in Seven Facets », Neue Musikzeitung, Vol. 68 Issue 5, 2019, p. 1-4.
  • Gesine SCHAUERTE, Glühende Rätsel äugen sucg an. Dialogische Perspektiven in fünf gedichten von Nelly Sachs, Diss. phil., Heidelberg, 2005.
  • Heidy ZIMMERMANN, Holligers Walser : Der Komponist und sein Dischter, Basel, Paul Sacher Stiftung, 2014.

Discographie sélective (comme compositeur)

  • Heinz HOLLIGER, « Lunea », 2 CD ECM New Series, 2022, 485 6322.
  • Heinz HOLLIGER, Berceuse pour M. ; Die Ros’ (Angelus Silesius) ; Lecture pour hautbois et cor anglais ; Sonate, dans « Zwiegespräche », 1 cd ECM Records, 2019, 481 8265.
  • Heinz HOLLIGER, Shir Shavur ; Psalm ; Hölle Himmel ; Rosa Loui ; Utopie Chorklang, SWR Vokalensemble, dans « Choral Utopia », 1 cd Wergo, 2018, WER 7333 2.
  • Heinz HOLLIGER, (S)irató ; Fünf Stücke Für Orgel Und Tonband ; Atembogen ; Recicanto ; COncErto …? Certo! - cOn soli pEr tutti, dans « Heinz Holliger », 2 cds Musiques Suisses, 2014, MGB CTS-M 105.
  • Heinz HOLLIGER, Romancendres ; Feuerklein zum “Quatorze Juillet” ; Chaconne ; Partita, Daniel Haeflinger, violoncelle et Gilles Vonsattel, piano, 1 cd Genuin Musikproduktion, 2014, GEN14330.
  • Heinz HOLLIGER, « Induuchlen » : Toronto-Exercises ; Poems by Anna Maria Bacher ; Puneigä ; Induuchlen by Albert Streich ; Induuchlen ; Ma’mouniafor, Anna Maria Bacher, Albert Streich : recitants, Sylvia Nopper : soprano, Kai Wessel : contreténor, Olivier Darbellay : cor, Matthias Würsch : percussion, Swiss Chamber Soloists, direction : Heinz Holliger, 1 cd ECM New Series, 2010, 2201.
  • Heinz HOLLIGER, Romancendres, avec des œuvres de Clara Schumann, Christoph Richter :  violoncelle, Dénes Várjon : piano, SWR Vokalensemble Stuttgart, SWR Stuttgart Radio Symphony Orchestra, Heinz Holliger : direction, 1 cd ECM New Series, 2009, 2055.
  • Heinz HOLLIGER, Schwarzgewobene Trauer, aequatuor, avec des œuvres de Caspar Johannes Walter, Rico Gubler, Robert Schumann, Nicolas A. Huber, Valentin Marti, Hans Ulrich Lehmann, 1 cd Musiques Suisses, Grammont Portrait, 2007, 102.
  • Heinz HOLLIGER,Antal DORATI*, Œuvres pour hautbois*, Eric Speller : hautbois, orchestre philharmonique Royal Flandres, Pierre Bartholomée : direction, Olivier Peyrebrune :  piano, 1 cd Ambroisie, 2003.
  • Heinz HOLLIGER, Violinkonzert – Hommage à Louis Soutter, avec une œuvre de Eugène Ysaÿe, Thomas Zehetmair : violon, SWR Sinfonieorchester Baden-Baden, Heinz Holliger : direction, 1 cd ECM New Series, 2002, 1890.
  • Heinz HOLLIGER, (S)irató, Monodie für grosses Orchester ; Fünf Stücke für Orgel und Tonband ; Atembogen ; Recicanto ; COncErto …? Certo! - cOn soli pEr tutti, orchestre symphonique de Bâle, Bernhard Haas : orgue, ensemble Contrechamps, étudiants du conservatoire de Genève, Tabea Zimmermann : alto, orchestre de chambre de Lausanne, Chamber Orchestra of Europe (COE), Heinz Holliger : direction, 2 cds Musiques Suisses, Grammont Portrait, 105.
  • Heinz HOLLIGER, Schneewittchen, Juliane Banse : soprano, Cornelia Kallisch : contralto, Steve Davislim : ténor, Oliver Widmer : baryton, Werner Gröschel : basse, orchestre de l’opéra de Zürich, Heinz Holliger : direction, 2 cds ECM New Series, 1999, 1715.
  • Heinz HOLLIGER, « Lieder ohne Worte » : Lieder ohne Worte II ; Sequenzen über Johannes I, 23 ; Trema, version pour violon ; Praeludium, Arioso und Passacaglia ; Elis – Drei Nachtstücke für Klavier ; Lieder ohne Worte I, Thomas Zehetmair : violon, Ursula Holliger : harpe, Thomas Larcher : piano, 1 cd ECM New Series, 1996, 1618.
  • Heinz HOLLIGER, Beiseit ; Alb-Chehr, David James : contre-ténor, Elmar Schmid et Klaus Schmid: clarinettes, Teodoro Anzellotti : accordéon, Johannes Nied : contrebasse, Paul Locher : violon, Marcel Volken et Markus Tenisch : Schwyzerörgeli (accordéons suisses), Oswald Bumann : basse, 1 cd ECM New Series, 1995, 1540.
  • Heinz HOLLIGER, Scardanelli Zyklus, Aurèle Nicolet : flûte, London Voices, Heinz Holliger : direction, 1 cd ECM New Series, 1991, 1472.
  • Heinz HOLLIGER, Duo für Violine und Violoncello ; Studie über Mehrklänge ; Trema, version pour violoncelle, avec une œuvre de Jean-Sébastien Bach, Heinz Holliger, Catrin Demenga*,* Thomas Demenga, 1 cd ECM New Series, enregistré en 1986, réédition en 2009, 1340.
  • Heinz HOLLIGER, Siebengesang ; Der magische Tänzer, Heinz Holliger : hautbois, Schola Cantorum, Stuttgart, Basler Sinfonie-Orchester, direction : Francis Travis et Hans Zender, Gilhofer, Riediker, Dorow, Langridge, Chor des Basler Theaters, 1 cd Deutsche Grammophon, 1994.